Le Caire au hasard des rues

Publié le par Yaqzan


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Chaque matin me rendant au bureau, je le retrouvais au même endroit, assis sur le capot de la même voiture, près du kiosque d'alimentation générale, échangeant d'un trottoir à l'autre les plaisanteries du jour avec les bawwabs (portiers) enturbannés accroupis, immuables,  aux seuils des immeubles, ou avec ce chauffeur rougeaud perpétuellement hilare, sans cesse occupé à lustrer son vieux taxi noir et blanc et auquel je n'ai jamais vu de client.

 L'homme attirait immédiatement l'attention à cause de la mèche blanche qui ornait le devant de sa chevelure châtain. Cette rencontre se renouvela quotidiennement durant les six années qu'il m'a été donné avec bonheur de vivre au Caire.

Après quelques jours, l'idée m'avait effleuré de m'informer de sa personne, de sa condition, de ses occupations si toutefois il en avait, mais je l'avais aussitôt écartée. Etait-ce à cause de mon penchant immodéré pour les symboles qui me fit voir dans cette mèche insolite un signe magique en cette terre d'Egypte où l'on aime croire aux mystères? Je préférai donc que l'homme restât pour moi dans l'anonymat, témoin hiératique de l'immobilité du temps et de l'espace, tel, surgi du passé sous mes yeux stupéfaits, ce porteur d'eau sans âge que je croisai un matin au coin de la rue Ramsès et de la rue Maarouf, cheminant courbé sous le poids d'une outre en peau de chèvre suintante, du pas rapide et saccadé de ses frêles jambes nues et noirâtres.

 
Vivante réplique de l'homme que deux siècles plus tôt la monumentale "Description de l'Egypte" commandée par Bonaparte fixait pour la postérité sous la plume d'un dessinateur minutieux, le "saqqa" cheminait aujourd'hui, anachronique aux seuls yeux de l'étranger que j'étais encore, le regard figé devant lui, fendant, indifférent, la foule indifférente, entre deux rangées de voitures en réparation dans cette rue Maarouf,  "rue atelier" où s'affairent mécaniciens et gamins (bilyas) barbouillés de cambouis, portant ici et là des pièces métalliques et autres outils.

Plus loin, je croisai une charrette faite de planches mal ajustées, tirée par trois petits ânes gris-clair, étiques et tristes. Dans la charrette, une haute pyramide d'ordures ménagères et à son sommet une petite fille d'une dizaine d'années une sucette à la bouche. Une enfant de zabbaline, ces éboueurs privés coptes qui, sur la colline du Mouqattam, recyclent les ordures  servant aussi à nourrir  des cochons.
photo Yaqzan

Bien plus qu'une artère, la rue cairote est un espace social, un espace de convivialité, une extension de l'intimité du logis. On y passe, on y circule, on y travaille mais on y tient aussi d'interminables conciliabules autour d'une tasse de thé noir. On y échange jour après jour les salutations de convenance: "Sabah en-nour", "sabah el-foll" , "sabah el-ward" ! matin de lumière, matin de jasmin, matin de rose! On y observe attentif une partie d'échec étrangement silencieuse, sans se laisser distraire par le passage de la toute jeune employée domestique venue de sa lointaine haute-Egypte, qui passe dans le glissement léger de ses sandales, ondulant sous sa robe légère qui souligne plus qu'elle ne voile la cambrure de ses reins. Gracieuse image d'innocence juvénile effrontée elle marche souriante, croisant de fortes matrones qui cheminent  lentement sous leurs amples voiles dans un large et régulier balancement latéral que l'on pourrait prendre pour le signe d'une immense lassitude mais qui n'est sans doute que le balancier de l'horloge qui rythme une vie sans hâte confiante dans la providence de son tout puissant ordonnateur.

Les joueurs d'échec ne portent pas plus attention aux jeunes et gracieuses étudiantes qui se rendent à leur cours vêtues du hijab  "dernier cri" qui est aussi dernier rempart de l'élégance féminine  -talons hauts, ceinture soulignant la taille, foulard joliment noué et souvent orné d'un joli cordon frontal- et condamné comme tel par les imams grincheux.








photo Mona Charaf/Yaqzan

Publié dans Egypte

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