ÉGYPTE (RAPPELS ET PERSPECTIVES)
(La multitude des commentaires et manifestations d'enthousiasme provoquées par les événements de Tunis puis du Caire m'incitent à revenir d'une manière aussi exhaustive que possible sur mes écrits précédents concernant ce sujet)..
Métamorphose
L'onde de choc de la révolution tunisienne a fait les égyptiens envahir les rues du Caire et d'autres villes non plus seulement pour réclamer une vie meilleure mais aussi pour exiger le départ du président Moubarak jugé responsable de leurs frustrations. Le tour politique ainsi donné à ces émeutes est un phénomène nouveau de toute évidence inspiré par l'exemple de l'expulsion du président tunisien zin-el-Abidine ben Ali et aussi sans doute, chez les jeunes, l'ouverture sur le monde offerte par le web. En 2008, il y eut au Caire, à Alexandrie et ailleurs la "révolte du pain", provoquée par l'augmentation des prix, la baisse des subvention des produits de première nécessités et les méfaits des spéculateurs, mais la légitimité du président Moubarak ne fut pas contestée pour autant. Par le passé, également, les Égyptiens se servaient de leur humour légendaire comme exutoire à leur frustrations et pour dénoncer notamment dans des dessins humoristiques de presse, la corruption des fonctionnaires et parlementaires, le clientélisme du parti officiel, la fraude électorale, l'affairisme, la spéculation. Le président lui-même était l'objet de blagues jamais hostiles comme celle le comparant à la "Vache qui rit" du fameux fromage, en raison d'une certaine ressemblance. Il est évident que le caractère politique des événements actuels a été inspiré par l'exemple tunisien et il est probable que le mot d'ordre ait été amplifié par les activistes de la mouvance des Frères Musulmans, suffisamment habiles pour se faire discrets.
Triomphe discret des Frères musulmans et complaisance occidentale
D'aucuns ici en Occident minimisent l'importance du danger représenté par l'association des Frères musulmans (interdite depuis 50 ans mais tolérée) dans laquelle, à côté d'un courant ultra-conservateur cohabiterait un mouvement moderniste se déclarant prêt à jouer le jeu démocratique à la manière de l'AKP turque. Ces optimistes évoquent un peu hâtivement sinon naïvement une société démocratique qui ne serait islamisée que dans ses rapports sociaux, où le voile, le niqab ou la barbe et le jelbab serait le modèle courant. Je ne pense pas que la Tunisie, laïcisée par Bourguiba et aujourd'hui bien plus moderne qu'aucun autre pays arabo-musulman s'accommode d'un tel modèle. Demandez leur avis aux femmes tunisiennes émancipées depuis fort longtemps.
Simple rappel. En 2005, Le gouvernement égyptien avec l'engagement personnel de Mme Suzanne Moubarak lança une campagne contre l'excision des fillettes. Le islamistes, dont les Frères Musulmans, s'y opposèrent. Al-Azhar, frileuse, trouva, si je puis dire, une "réponse de Normand".
Si c'est une démocratie, où la censure religieuse s'exerce à tour de bras, l'on discute de la question de savoir si les joueurs de foot doivent porter un flottant tombant au dessous des genoux pour se conformer aux préceptes religieux comme il m'a été donné de l'entendre. Alors bravo! Nous irons faire du tourisme en Egypte pour son exotisme. En revanche si on veut que ce pays devienne un état laïque, où la religion est séparée de l'état et qui retrouve sa splendeur des années de la Nahda (Renaissance arabe des XIXe, et début du XXe) avec sa foison de débats intellectuels, la chose est tout autre et doit commencer par la réforme de l'enseignement, d'où, aujourd'hui les sciences humaines sont bannies au profit des sciences appliquées et de la technologie, outils fort utiles aux apprentis jihadistes.
Ce qui se passe aujourd'hui est donc inédit. Les Occidentaux appellent au départ du président pour une transition vers l'établissement d'une démocratie de type occidental comme s'il s'agissait d'un produit prêt à l'emploi. Après l'enthousiasme exubérant qui s'est emparé du Maghreb et de l'Europe, j'ai bien peur que le réveil soit douloureux . Le moindre mal serait que cela prenne seulement quelque temps.
1981: L'état face la radicalisation de l'activisme l'Islamisme
Mohammed Hosni Moubarak succéda en 1981 à Anouar el-sadate, assassiné par des militaires islamistes pour avoir fait la paix avec Israël. L'état d'urgence fut régulièrement reconduit jusqu'à ce jour en raison de la menace des groupes islamistes radicaux issus de la mouvance de Frères Musulmans à travers le mouvement de jeunesse notamment, comme les "gamaat al-Islameyya" et le "Takfir wa-l-Hijra" de Sayyid Qotb. Dès le début de son mandat, le président Moubarak adopta néanmoins une "voie médiane", une "démocratie sous surveillance" laissant libre cours à une presse pluraliste et à l'existence de partis d'opposition, libéraux ou nassériens. L'existence de l'association des Frères Musulmans, interdite officiellement fut tolérée et certains de ses membres intégrèrent le parti Wafd pour se faire élire au parlement.
Dans le même temps, le régime de Moubarak, utilisant l'autorité de l'université islamique El-Azhar, phare universel de l'ortodoxie sunnite, crut bon d'utiliser l'Islam contre l'islamisme. Ce fut un pari hasardeux, Le discours islamique omniprésent à la télévision et à hautes doses dans les programmes scolaires, étouffa toute expression laïque et offrit aux Frères Musulmans de surenchérir sur ce thème. Ces derniers imprégnèrent la société civile et surtout les classes populaires de leur enseignement rétrograde.
Le retour des assassins
Sur ce terreau, les groupes islamistes terroristes se sont développés. En 1990, le président du parlement fut assassiné au Caire, l'écrivain laïque militant Farag Foda subit le même sort. Le prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz survécut à une tentative d'égorgement dans une rue du centre du Caire. En 1997, plus de cinquante touristes étaient assassinés à Louxor. Le président Moubarak lui-même fut la cible de deux attentats. Avant de parler de dictateur ou de despote à son propos il faudrait sans doute prendre tous ces faits en compte. Moubarak n'est pas Ben Ali et Suzanne Moubarak n'est pas Leïla Trabelsi.
Construire une démocratie telle que nous la concevons, suppose des élections libres auxquelles participeraiejt tous les partis y compris ceux de l'opposition au régime de Moubarak. Or, où est l'opposition?
L'Islam Religion et état ?
L"opposition laïque est inexistante, dépourvue de base populaire. Et force est de constater que l'association des Frères musulmans constitue la seule opposition crédible en raison de sa forte implantation populaire et de son réseau d'entraide sociale extrèmement actif. Faudra-t-il donc admettre l'établissement d'un régime démocratique avec le concours d'une association dont les slogans bien connus sont "l'Islam est la solution" et "l'Islam est à la fois religion et état". Autrement dit admettre un partenaire dont l'objectif à terme est de substituer la Loi coranique (Sharia) au droit positif. Ceux qui aujourd'hui s'enthousiasment devant l'idée d'une "genèse démocratique arabe" née un jour de janvier à Tunis devraient comprendre que leurs valeurs qu'ils croient légitimement universelles n'ont pas cours sous tous les cieux. Tout changerait si la constitution égyptienne était réformée dans le sens d'une séparation de l'état et de la religion et d'où serait abolie la mention de la Sharia "source principale de la Loi". C'est sans doute se bercer d'illusion mais c'est pour moi la condition sine qua non du rétablissement de la démocratie.
Les données géostratégiques
Mais un élément et non le moindre vient compliquer encore la situation en Egypte. Sous la présidence de Hosni Moubarak, cet état, qui a été le premier du monde arabe à reconnaître Israël a été un élément géostratégique de première importance dans la recherche dune solution au conflit israélo-palestinien. Le président égyptien s'est activement et personnellement impliqué dans ce processus s'attirant l'hostilité de ceux de ses compatriotes solidaires militants du peuple palestinien et surtout des activistes islamistes et notamment des Frères musulmans alliés du mouvement Hamas. Si le gpuvernement israélien ne s'était pas délibérément cloîtré dans son intransigeance les compatriotes du président Moubarak lui auraient sans doute su gré de son action.
Aujourd'hui désavoué par la rue, Hosni Moubarak est abandonné par Washington, qui lui cherche un successeur susceptible de bénéficier d'un consensus national dans lequel il faudra compter nécessairement avec l'armée, pilier central de l'état égyptien. Une armée qui ne renoncera certainement pas à ses privilèges. Véritable état dans l'état, l'armée égyptienne est propriétaire de biens fonciers considérables, complexe agricole et industriel doté de ses propres coopératives, elle produit même pour l'exportation. Ses exploitations agricoles sont implantées sur des terres gagnées sur le désert selon des méthodes inspirées du modèle israélien. J'ai eu le privilège de visiter un jour ces "soldats laboureurs" entre le Caire et Alexandrie.
Et Les Coptes?
Enfin, quelle sera la place des Coptes dans la démocratie à construire? Auront-ils voix au chapître; seront-ils libérés de leur situation de citoyens de seconde zone, abolira-t-on le fameux "Khatti-humayoun", décret qui rend pratiquement impossible la construction ou la restauration de leurs églises et autres édifices religieux? motif fréquents d'affrontements violents entre musulmens et Chrétiens. On a beaucoup parlé d'eux lors du massacre dont cinquante d'entre eux ont été vicitimes récemment à Alexandrie. Il serait temps de raviver les mémoires et de cesser de laisser des imams déments dresser la population musulmane contre ses concitoyens chrétiens , égyptiens parmi les Égyptiens. La démocratie n'admet pas la discrimination.
CYBER-RESISTANCE
L'avenir, j'en suis sur, appartient aux jeunes générations dont l'ouverture au monde grâce à Internet les appelles à l'intimité d'autres modes de pensées, d'échanges fructueux contre lesquels les apprentis autocrates n'auront plus prise.