Mai 68, 25 avril 74, le réveil du Portugal

Publié le par Yaqzan

link

Alors que les français commémorent les événements de mai 1968 à l'occasion de leur 40-ème anniversaire, les portugais célèbrent le 34-ème anniversaire de la "Révolution des oeillets". D'aucuns ont voulu faire un rapprochement entre les deux. Il faut, je pense, remettre les choses à leur place.

Ayant eu le privilège immense de suivre les événements du Portugal sur le terrain en qualité de journaliste, je n'entends pas en rappeler l'histoire dans le menu des faits, mais apporter quelques réflexions et rapporter quelques anecdotes.

Avant de devenir révolution, le 25 avril 1974 a été un coup d'état militaire organisé par un groupe d'officiers hostiles à la politique coloniale du  régime dictatorial post-salazariste de Marcelo Caetano menée en Afrique, notamment en Angola, Mozambique, Guinée-Bissau, et Cap-vert. En revanche notre Mai-68 a été essentiellement l'éveil libertaire d'une jeunesse instruite qui s'ennuyait et étouffait dans une société de prospérité dépourvue d'utopies et où il se se passait rien.

Contrairement aux cadres supérieurs de l'armée française hostiles à l'indépendance de l'Algérie, les responsables militaires portugais sur le terrain des colonies voulaient en finir  avec une guerre impopulaire, coûteuse pour le pays exsangue, et qui engageait dans les combats et contre son gré toute une  jeunesse.

Le général Spinola qui avait été limogé par Caetano pour avoir émis de sérieuses réserves sur la poursuite de la guerre n'a été qu'une figure emblématique éphémère du mouvement. Homme de droite, il a été tôt mis sur la touche par le Mouvement des forces armées (MFA), constitué d'hommes de gauche, y compris pro-communistes et surtout par le mouvement dit des capitaines, jeunes officiers d'extrême gauche dont le plus célèbre a été Otelo Saraiva de Carvalho.


Marcelo Caetano mis aussitôt dans un avion à destination du Brésil, le pouvoir des capitaines entama le processus de la "Révolution des oeillets" ainsi nommée parce que, le 25 avril, les soldats mirent cette fleur de saison au canon de leurs fusils. Ce fut le temps du slogan "Alliance Peuple-MFA".

"un pays nouveau MFA Peuple" (Timbre poste d'époque)

 C'est à partir de ce moment peut-être que l'esprit de mai 68 a servi de catalyseur pour une exultante libération de la pensée et des moeurs. On vit très vite ce Portugal, pendant des décennies étouffé, se réveiller et consommer avec avidité tout ce qui lui avait été jusque là interdit. Les librairies furent envahies de littérature progressiste importée de l'étranger. Je me rappelle avoir vu, sur la place du Rossio transformée en forum, un vendeur de revues et de livres déposés à même le sol ameuter le chaland en criant à tue-tête: "demandez les livres socialistes et sexuels". Des "femmes libérées" firent à Lisbonne un auto-da-fé de soutiens-gorges, bas, porte-jarretelles et petites culottes. Une autre chose est vraie. Jean-Paul Sartre accompagné de Simone de Beauvoir, ainsi que d'autres intellectuels et soixante-huitards français se sont précipités vers les bords du Tage, curieux de voir quelle soupe sortirait de cette marmite bouillonnante.

L'extrême gauche maoiste, ou de tendance albanaise mena une action publique très ostensible, les anarchistes aussi et on vit grâce à ces derniers les murs se parer d'innombrables graffitis plaisants comme: "A bas l'exploitation sexuelle des poules. Si tu veux un oeuf ponds-le toi-même" , "vive le denture du prolétariat" , ou encore, écrits sous une affiche d'un mouvement évangéliste proclamant "Jésus reviens", les mots suivants: Bravo! tous à l'aéroport à 20 heures".

De somptueuses villas de riches nantis de l'ancien régime partis en exil au Brésil, furent transformées en centres sociaux ou crèches par les comités de quartier vite constitués et certains propriétaires qui en eurent le temps louèrent leurs villas à bas prix à des étrangers, notamment aux nombreux journalistes présents alors à Lisbonne ou même les leur laissèrent gratuitement à disposition,˙domesticité comprise.

La contestation de l'ordre ancien qui s'était, ironie du sort, auto-proclamé "ordre nouveau", alla jusqu'à condamner les courses de taureaux en tant que symbole de la société de classes. Il faut savoir que la vedette de ces courses à la portugaise est un fringuant cavalier emplumé, mode XVII-ème siècle, tandis que la piétaille "os forcados" qui maîtrise le taureau en le saisissant par les cornes représente le petit peuple dans son costume traditionnel de paysan. C'est ainsi qu'un meeting assorti d'une corrida, convoqué dans l'arène de Campo Pequeno par le général Spinola sur le thème de la "majorité silencieuse contre l'aventure révolutionnaire", donna lieu à une grande contre-manifestation autour du site. Si l'on veut revenir à l'évocation de notre "Mai 68", l'initiative de Spinola ne peut manquer de faire penser à la manifestation gaulliste des champs-Elysées. A cette différence près que le meeting de Campo Pequeno n'eut aucun effet.

Le parti communiste, plus discret, était aussi plus actif et plus efficace dans son action que les mouvements ultra-gauchistes comme le MRPP (Mouvement de rénovation du parti du prolétariat). Il s'empara par la force, afin d'en faire ses porte-voix, de "Radio Renascença" liée à l'épiscopat  catholique et du journal "Repùblica", séquestrant son  directeur Raul Rego, pourtant socialiste convaincu qui avait été emprisonné sous la dictature salazariste.

Cette emprise grandissante du PC conduit par Alvaro Cunhal revenu de son exil en URSS, inquiéta la droite européenne et surtout les Etats-Unis. Tandis que l'ambassade de l'Union soviétique abritait un personnel pléthorique, les USA nommèrent comme ambassadeur à Lisbonne m. Frank Carlucci, ancien patron de la CIA, qui s'était surtout illustré jusqu'alors par les actions qu'il avait menées en Amérique latine pour fomenter le renversement  de régimes démocratiques fraîchement établis notamment au Brésil et au Chili.

Populaire dans les milieux ouvriers et dans l'Alentejo, terre de latifundia, où ces grands domaines agricoles furent expropriés pour établir des exploitations  collectives sur le modèle des Kolkhozes avec l'aide financière de pays de l'Est communiste, la révolution ne le fût pas dans le nord du pays, terre de petites exploitations et de forte tradition catholique. Il est vrai aussi qu'une fois passée la liesse populaire du premier 1-er mai de la Liberté, j'ai pu voir le long des trottoirs des gens lancer des regards réprobateurs ou inquiets sur les défilés quasi-quotidiens de manifestants encadrés par quelques soldats du Copcon (commando opérationnel du continent) d'Otelo de Carvalho, bras armé de la Révolution.

Le conflit était inévitable. Ce fut très vite une lutte à mort entre le PS de Mario Soares, lui aussi revenu de son exil en France, et le PC d'Alvaro Cunhal. Entre-temps Des partis de tendance centriste avaient été créés, comme le CDS (Centre démocratique social) ou le PSD (parti social démocrate).

Le 25 novembre 1975, une action militaire donna le coup de grâce à l'utopie révolutionnaire et permit l'accession du général Ramalho Eanes à la présidence de la République. Quant à la figure emblématique de cette "révolution des oeillets", Otelo Saraiva de Carvalho,  l'ironie du sort voulut qu'accusé de complot, il soit un temps hôte de la prison de Caxias, d'où pourtant, grâce à lui et à ses amis, les prisonniers politiques du régime salazariste avaient pu sortir.

Et le Portugal rentra dans le rang.
  

          










Publié dans Portugal-témoignage

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article