Espace vital

Publié le par Yaqzan

                               

Revenue d'un premier voyage  en Egypte, une amie me dit un jour: Arrivés de nuit au Caire, nous sommes allés directement à l'hôtel. Sortis dans la rue le matin suivant nous avons cru qu'il y avait une manifestation. C'était noir de monde. Bruyant, cacophonique. Quelques secondes plus tard nous avons compris. C'était habituel.

Le spectacle quotidien du combat héroïque que livrent les cairotes pour la conquête de leur espace vital illustre mieux que tous les chiffres de la croissance démographique monstrueuse de la capitale de l'Egypte, qui présente des densités de population de 20.000 à 150.000 individus au km.2 selon les quartiers, croissance provoquée en grande partie par l'exode rural.

Obéissant semble-t-il aux lois de l'hydraulique, l'humanité cairote envahit inexorablement les rares surfaces encore libres. Elle s'infiltre dans les espaces interstitiels, jusque dans les cimetières, y compris la célèbre "Cité des morts", où elle squatte de splendides mausolées (un luxe). Elle s'introduit dans les sous-sols et, la pression aidant, monte sur les toits en terrasse des immeubles pour les coloniser et y reconstituer un habitat rural perdu.

Souvent défoncés, généralement encombrés par les étalages de vendeurs ambulants et des matériels divers, y compris des séchoirs sur lesquels les commerçants étendent leur linge, les trottoirs depuis belle lurette ne suffisent plus à canaliser le flot chaotique des passants,  retenu ici et là par les attroupements qui se forment inéluctablement devant les magasins de chaussures. Le cairote, sait-on pourquoi? est fasciné par les chaussures bien qu'il soit malséant d'en prononcer le nom sans ajouter "sauf votre respect".

Le courant humain déborde forcément sur la chaussée, qu'il dispute au flot dense des véhicules automobiles. Le vrai cairote est reconnaissable au fait qu'il marche ou court au milieu des voitures en toute sérénité, insensible aux coups de klaxon insistants bien que rarement rageurs dans ces embouteillages monstrueux. Cela tient assurément au fatalisme que l'on prête aux gens de ce pays, pensera-t-on.

L'étranger, aussi timoré soit-il, se verra très vite contraint d'emprunter le pas au cairote téméraire dans cette aventure quotidienne, à moins que, trop timoré, il ne se résolve à se dévisser la tête pour observer derrière lui  ou à marcher à reculons lorsqu'il chemine dans le sens du flot des voitures.

(phot. Al-Akhbar) "Viens me voir quand tu veux. Je suis là tous les jours de 14 heures à 15 heures 15 heures 30"

L'aventure est particulièrement risquée aux carrefours "protégés" par des feux de signalisation. Rouge, vert, orange, clignotant, le message n'a de valeur impérative que si il est entériné par le sifflet de l'agent de police en faction. Celui-ci peut, en vertu de critères mystérieux, enjoindre l'automobiliste de "griller" le feu rouge ou de s'arrêter au feu vert.

Serait-ce pour laisser le passage à ce cycliste en gallabeya blanche qui guide sa machine d'une main dans de vertigineux zigzags entre les voitures tandis que de l'autre il assure l'équilibre d'une large planche qu'il porte sur la tête chargée d'une impressionnante pyramide de galettes de pain? Quoiqu'il en soit, l'automobiliste qui recevra plus tard un avis d'amende ne saura jamais s'il a été sanctionné pour avoir désobéi au feu ou obéi à l'agent.

La place Tahrir, dans le centre ville, est le haut lieu de cette titanesque joute que se livrent l'espèce humaine et la machine roulante. Des autobus bondés s'échappent par rafales de la gare routière dans un grondement qui fait vibrer la chaussée de goudron pourtant ramollie par la chaleur torride.

Laissant échapper derrière eux d'épais nuages de fumée noire, ils fendent le flot des voitures en un élan sauvage tandis que des cohortes humaines se faufilent en tous sens dans les interstices de cette empoignade mécanique animée de hurlements, de coups de sifflets, d'avertisseurs. Symphonie sauvage à la gloire du dieu Décibel.

Des grappes humaines pendent aux portes des autobus de la compagnie des transports urbains dont on devine les couleurs plutôt qu'on ne les voit sous la poussière accumulée. La surcharge les fait se pencher de manière inquiétante dans les virages. Un passager en saute tandis qu'un autre vient s'y accrocher au terme d'un sprint couronné par un coup de rein fougueux. Au travers des vitres rendues opaques par cette satanée poussière -encore elle- on entrevoit la masse compacte des passagers comme soudés les uns aux autres.

Mais pas bonheur, il existe des havres de paix dans cette ville en ébullition. Ceux que la pression humaine à poussés jusque sur les toits en terrasse des immeubles, s'y sont bâti parfois un univers bucolique autour de baraques en bois ou en parpaings. A une vingtaine de mètres au dessus des avenues du centre ville, une femme vêtue à la mode

(photo Yaqzan)
paysanne, nourrit poules, oies, lapins, tandis que l'observe un chien placide, couché sur le ventre, le museau plaqué à terre entre ses deux pattes de devant. Descend-elle jamais dans la rue?



Publié dans Egypte

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article