UN ÉGYPTIEN À PARIS (CONCLUSION)

Publié le par Yaqzan


Sous Charles X et Louis-Philippe



Un Islam ouvert à la rencontre de l'Occident

En 1826, lorsque Rifa‘at at-Tahatoui et les 42 jeunes gens qu'il accompagne arrivent à Paris, l'Égypte, réveillée de sa torpeur par l'expédition de Bonaparte, est déjà engagée dans un  important processus de modernisation sous la direction énergique du Pacha Méhémet Ali arrivé au pouvoir quinze ans plus tôt. Le pacha est assisté dans son entreprise par  des savants, ingénieurs et techniciens étrangers pour la quasi-totalité français.

Impressionné par la discipline et l'efficacité militaires des Français qu'il a vus à l'oeuvre sous le commandement de Bonaparte, le pacha, qui nourrit des ambitions impérialistes au détriment du sultan ottoman dont il est théoriquement le vassal, veut d'abord moderniser son armée, puis l'administration, l'industrie, l'agriculture et les infrastructures routières et hydrauliques du pays. Le général-en-chef de son armée sera un Français, le colonel Sève, qui se convertira à l'Islam et restera célèbre en Egypte sous le nom de Soliman Pacha (1).

99-03-18.3
           Vue ancienne de la place Soliman Pacha
                aujourd'hui Talaat Harb au Caire


Méhémet Ali, qui aspire à asseoir son indépendance, entend doter son pays de savants et techniciens égyptiens capables de prendre le relais des étrangers dans la direction de l'administration, des industries, de l'agriculture de l'enseignement, et des services de santé. C'est la raison de l'envoi de la "mission Tahtaoui" à Paris.La capitale de la France, comme Londres, était alors un pôle scientifique vers lequel convergeaient des étudiants de nombreux pays, y compris des Amériques.

Tahtaoui, âgé à l'époque de 25 ans, est  diplômé de l'université islamique Al-Azhar, phare de l'orthodoxie sunnite pour l'ensemble du monde musulman. Il porte le titre d'imam et, à cet égard, l'intérêt essentiel de son récit, réside dans  la qualité du regard qu'il porte sur la société française au début de la révolution industrielle, société imprégnée de "l'esprit des Lumières" ou dominent le rationalisme et le positivisme au détriment du religieux, société bouillonnante de débats politiques, prompte à la révolte au nom des libertés démocratiques et où la parole est libre comme la pensée.
 
d'étonnement en étonnement
 
Tahtaoui et ses compagnons se trouvent dès leur débarquement à Marseille, plongés dans un univers où tout, y compris la langue, leur est totalement étranger. Hommes et femmes du 21e siècle, nous découvrons en même temps que lui, grâce à son récit, ces choses qui nous sont devenues à nous aussi fort lointaines. Tout est sujet d'étonnement y compris les choses les plus ordinaires comme prendre ses repas assis à table avec assiette, couteau, fourchette et cuiller . Et encore les calèches roulant sur les rues pavées, les diligences parcourant des routes bordées d'arbres soigneusement alignés, puis, à Paris, les balayeuses et arroseuses municipales, les transports en communs par omnibus hippomobiles, les établissements de bains-douches sur le bord de Seine et ceux qui vous livrent le bain à domicile sur commande avec baignoire, un fût d'eau chaude et un autre d'eau froide, les grands abattoirs, où, chaque fois qu'il est nécessaire, il envoie  l'un des ses protégés sacrifier une bête selon le rite islamique s'assurant ainsi de manger halal.

Tahtaoui ouvre des yeux émerveillés sur ces grands cafés dont les dimensions apparaissent multipliées par le reflet des grands miroirs qui en tapissent les murs et où  des garçons en tenue prennent votre commande et la portent à une caissière haut-installée  à un bureau surélevé. Des gazettes y sont à la disposition des clients soucieux de lire les nouvelles du jour assis sur de moelleuses  banquettes. Le ton bas des conversations l'étonne, lui, habitué aux bruyants cafés cairotes. Les bals publics où hommes et femmes dansent ensemble  sont aussi pour lui un sujet d'étonnement.

Il remarque les tavernes populaires au contraire fort bruyantes, "fréquentées par des vauriens et des débauchés avec leurs femmes". Il nous conte avec beaucoup d'esprit la rencontre qu'il fait un soir d'un ivrogne dont son costume oriental suscite les quolibets et dont il se débarrasse habilement, le confiant à un confiseur voisin avec un trait d'humour.

Regard sur les moeurs européennes

Le regard que cet imam porte sur les moeurs déjà libres de l'époque est particulièrement intéressant,. Il note l'élégance des femmes, qui marchent coquettement les mains sur les hanches. Il remarque leur décolleté et leurs jolis souliers. Il note  mais s'abstient de porter le moindre jugement. (2)

Il évoque les égards dont la maîtresse de maison est l'objet dans les réceptions mondaines où elle jouit de la préséance sur le maître de céans.

Certes, il relève le libertinage de certaines femmes des deux extrêmes de l'échelle sociale, à savoir la très haute société et la "populace", et réserve la vertu aux femmes de la classe moyenne, dans laquelle on dispense une bonne éducation. Là encore, il ne porte pas de jugement personnel mais se fait  plutôt l'écho de l'opinion répandue. Il note toutefois que les Français ont peut-être tort de laisser à leurs épouses "la bride sur le cou". Vieux réflexe? Dans ce même passage, il fait l'éloge de l'éducation des jeunes filles et il en tirera la leçon après son retour en Égypte.

L'un des rares reproches qu'il fait au Français est d'être moins généreux que l'Arabe. "Le Français ne donne pas sans contrepartie, mais il est homme de parole".

Dans un passage de son récit où est évoquée l'attitude hostile du haut-clergé à l'égard de la révolution populaire de Juillet 1830, Tahtaoui parle  de "la pratique de ce culte vain" que serait le catholicisme. Cela ne dément pas son impartialité. En réalité ce n'est pas lui qui s'exprime. Il ne fait que paraphraser le texte d'une feuille satirique hostile à Charles X et à l'archevêque de Paris.

Des gazettes aux oeuvres majeures des grands philosophes

L'Imam est très intéressé par la presse à cette époque fort active. Il évoque  les publications satiriques et ces feuilles appelées "canards" distribuées à la criée et illustrées de caricatures. C'était la grande époque des Granville, Daumier et Philippon. Aujourd'hui, certains notent un passage où Tahtaoui affirme qu'il "n'est de plus grands menteurs que les journalistes, en particulier  français". Il me semble bien, dans le contexte, qu'il ne fait qu'endosser une idée reçue.

Tahtaoui s'est aidé de la lecture des gazettes pour apprendre le Français. Élève de Michel Chevalier, brillant polytechnicien adepte du Saint-Simonisme, l'imam se consacre essentiellement à la traduction. Il approche les traités philosophique de Port Royal, lit Voltaire, Rousseau, Condillac, Montesquieu. Il traduit une douzaine d'ouvrages dont un traité de droit naturel fondé, écrit-il sur les concepts rationalistes Français.

Précurseur de la "Renaissance Arabe"

C'est là sans aucun doute que réside le principal intérêt de la mission de Rifa‘at at-Tahtaoui. Constatant que le rationalisme est le moteur du progrès scientifique et technique des sociétés européennes et plus particulièrement de la société française, l'Imam, musulman éclairé, prône, comme son contemporain l'émir algérien Abd-el kader, un compromis entre raison et foi et c'est en cela qu'il peut être considéré comme un précurseur de la "Renaissance Arabe", la "Nahda", qui verra le proche-Orient et en particulier l'Egypte, hériter de cette rencontre avec l'Occident un essor culturel remarquable après des siècles d'ankylose.

Dans le domaine religieux, cette renaissance sera marquée par la pensée réformatrice de Jamal-ad-Dine al-Afghani, Mohammed Abdou, Abderrahman al-kawakibi et plus tard Ali Abd-el raziq. Concurremment, dans le domaine public, les tanzimat (réorganisation) de l'empire ottoman tenteront de réformer les sociétés du Proche-Orient en s'inspirant du modèle européen dans l'administration, l'organisation sociale, l'enseignement, le droit.

Enfin, au nom de Taha Hussein romancier, penseur, poète et essayiste égyptien, restera attachée la renommée de rénovateur de la littérature arabe. Sa réputation sera mondiale. D'autres participeront à cet essor, comme Hussein Haykal, Manfalouti,  Ahmad Shawqi et aussi des écrivains d'origine syro-libanaise comme jeorji Zeydane.

A son retour au Caire l'imam Thataoui créa et dirigea l'École de Traduction, devenue plus tard Ecole des langues. Il fut également directeur du journal El-Waqa'e (Les Faits). Son obsession était le développement de l'enseignement, pour lui moteur essentiel du progrès de la société. Il encouragea l'éducation des Jeunes filles et réclama l'accès des femmes au travail, se faisant ainsi une réputation de pionnier de la défense de la condition féminine. Toutefois la tradition restait fort pesante et il fallut attendre 1873, l'année de sa mort, pour que soit ouverte la première école primaire de jeunes filles. Tahtaoui était un réformateur et non un révolutionnaire. La question du voile ne se posait même pas. Il fallut attendre 1922 pour  qu'une organisation féministe voit le jour en Égypte à l'initiative de  Hoda Hanem Chaaraoui, qui, en 1924, prit la tête d'une manifestation de femmes dévoilées. Tout cela s'est évanoui et aujourd'hui au Caire, le hijab est roi, le port du niqab  chaque jour plus présent et l'autre militante féministe Nawal Saadaoui a été contrainte à l'exil. L'Imam Rifa‘at aura été un phare trop tôt éteint.


Cette renaissance culturelle arabe, apparue au milieu de XIXe siècle, n'aura duré que cent ans. Après la seconde guerre mondiale, la rupture entre  le monde arabe et l'Occident "impérialiste" soutien de l'état d'Israël, la naissance consécutive de l'Organisation des Frères Musulmans et l'arrivée au pouvoir des militaires, issus des classes populaires coupées du mouvement culturel moderne, en auront eu raison au profit du panarabisme  puis du panislamisme. Quelques écrivains ont toutefois pris le relais, mais individuellement et  dans des conditions difficiles, exposés à la censure religieuse, comme c'est le cas de Sonallah Ibrahim, parmi les plus originaux et plus audacieux.

Il serait toutefois injuste de ne pas reconnaître la part de responsabilité politique de l'Occident dans cette rupture.

Vue à la lumière de son récit,  la personnalité de Rifa’at at-Tahataoui revêt une valeur exemplaire en ces temps d'islamisme intégriste conquérant qui n'offre aucune alternative à l'indigence intellectuelle des croyants privés du droit de raison critique.

Je ne voudrais pas clore cet article sans mentionner qu'en avance sur son temps, Rifa‘at at-Tahtaoui  s'insurge contre le pillage des trésors archéologiques de son pays et déplore même que Méhémet Ali , qu'il vénère par ailleurs, ait fait don à Charles X de l'obélisque de Louxor qui orne notre place de la Concorde.

1) Une des places les plus "chic" du centre du Caire portait il y a quelques années encore le nom de Soliman Pacha. Mais la statue du général fut  déboulonnée dans les années 50 après la prolcamation de la république et remplacée par celle de l'économiste Talaat Harb, créateur de la Banque Miisr, dont la place prit alors le nom.Toutefois jusqu'à aujourd'hui beaucoup de personnes continuent d'appeller la place du nom du généralissime de l'armée de Méhémet Ali, dont la statue a été transférée à la Citadelle, qui domine le Caire.

2) Un journal satirique, "le Pandore", publiait le 22 août 1826 une lettre écrite par l'un des jeunes étudiants à son père. Dans ce texte, sans doute partiellement sinon totalement imaginaire mais fort à propos, on lit notamment: "cher Papa, avec la protection du Prophète, nous sommes arrivés sains et saufs (...) Je suis ici pour m'instruire (...) En attendant on m'a fait voir les Champs-Elysées, Tivoli et le Palais-Royal. Rien de plus enchanteur (...) A la chute du jour, dans un jardin délicieux, apparait un essaim de jeunes beautés échappées sans doute de quelque harem voisin. Aucun voile jaloux ne cache leurs attraits: aucun gardien ne les protège. L'une d'elles me regardait en riant. Transporté, enivré, je la suivis et j'allai lui jeter mon mouchoir mais il n'était plus dans ma poche (...) N'importe je reviendrai dans cet endroit, j'y reverrai la belle inconnue et je te prie, quand je serai savant, de me l'acheter si, comme je l'espère, elle est à vendre ... " (Reproduit  par Anouar Louca."Voyageurs et écrivains égyptiens en France au XIXe siècle" -Paris 1970)





Publié dans Histoire

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