UN ÉGYPTIEN À PARIS (57)

Publié le par Yaqzan

Sous Charles X et Louis-Philippe

De Fontainebleau à Marseille vers Alexandrie: Suite du voyage de retour de Rifa‘at At-Tahtaoui et considérations sur les moeurs européennes


"Après notre passage à Fontainebleau venant de Paris, nous avons atteint la ville de Nemours  au terme d'un voyage de quatre heures. Cette ville  se trouve à vingt heures de Paris. Puis nous sommes passé à Cosnes, ville située au bord de la Loire. On y fabrique des ancres pour la marine royale (1). Ensuite nous sommes arrivés  à Moulins, où résident de nombreux Arabes ayant suivi les Français à leur retour d'Égypte (2).

"Nous avons poursuivi notre route jusqu'à Roanne, sise à quatre-vingt-dix-sept parasanges français (3) au sud de Paris et  à treize parasanges (au nord) de Lyon. La ville compte neuf mille habitants. On y trouve une chambre d'industrie, une chambre d'agriculture, une bibliothèque, un entrepôt d'outillages. On y voit un joli pont sur la Loire  et un quai célèbre offrant un espace au commerce des productions de la ville et toutes autres sortes de marchandises.  La région compte également des ateliers de marbrerie. La Loire y est navigable.

"Il ne faut pas confondre Roannes avec Rouen, ville située sur le bord de la Seine, à trente parasanges au nord de Paris , dans la province de Normandie.

"Nous sommes ensuite arrivés à Lyon, dont nous avons déjà parlé (lien) puis à Grenoble (4) située à 178 parasanges au sud de Paris, au pied d'une montagne célèbre du fait que Napoléon lorsqu'il la traversa dût se dissimuler craignant l'hostilité de ceux qui s'y trouvaient. De là nous parcourûmes le pays jusqu'à Marseille, dont nous avons déjà largement parlé (lien).

"Là, nous embarquâmes sur une navire de commerce et fîmes route vers Alexandrie. Tous les Français que je connais m'avaient demandé de noter, à l'instant même de mon arrivée à Alexandrie tout ce qui à première vue me frapperait l'esprit ou provoquerait mon étonnement, après une longue absence au cours de laquelle j'ai pu, en Europe, observer des choses différentes et m'habituer à d'autres réalités.

Qualités humaines des Français et des Arabes

"Il ne me reste plus qu'à donner un aperçu de l'essentiel de ce sur quoi j'ai fait porter mon regard et mon attention au cours de notre mission. Il m'est apparu à l'examen des moeurs des Français et de leurs conditions politiques qu'ils sont en comparaison plus proches des Arabes que des Turcs et autres peuples et considérés comme plus particulièrement attachés à des choses comme l'honneur, la liberté et la fierté. Les Français donnent à l'honneur le nom de noblesse et c'est sur l'honneur qu'il jurent dans les affaires importantes de même que c'est sur lui qu'ils garantissent leurs engagements. Or  il ne fait aucun doute  pour les purs Arabes que l'honneur est la plus grande des qualités humaines comme cela est illustré dans leur poésie et avéré dans  leur héritage.
 
Les moeurs françaises et la condition féminine en Europe

"On ne peut soupçonner les Français d'être dépourvus d'honneur du fait qu'il ne sont pas jaloux de leurs femmes. L'honneur se manifeste chez eux sous une autre forme et s'ils ne sont pas jaloux, ils se montrent le cas échéant les plus impitoyables des hommes à l'égard de leurs épouses et d'eux-mêmes comme à l'égard de qui les a trahis avec elles. Ils sont tout au plus coupables de laisser à leurs femmes la bride sur le cou, mais si celles-ci sont honnêtes ils n'ont rien  à craindre d'elles.

"Puisque  souvent la plupart des gens s'interrogent sur la condition des femmes chez les Européens, nous avons tenté d'éclairer le sujet.  L'épineuse  question de la vertu des femmes n'a aucun rapport avec le fait qu'elles couvrent ou  découvrent leur corps mais relève de la qualité excellente  ou détestable de leur  l'éducation , de leur attachement à l'amour d'une seule personne à l'exclusion de toute autre ou  de l'absence d'amour partagé et d'harmonie entre les époux.

Moeurs et condition sociale

"Il a été constaté à l'expérience que la chasteté en France s'impose à l'esprit des femmes appartenant à la classe moyenne à l'exclusion des femmes de notables et de celles de la populace. Les femmes de ces deux dernières catégories font le plus souvent l'objet de suspicion.

"Souvent les Français ont fait porter leurs soupçons sur les femmes de la famille royale des Bourbons. Ils furent confortés sur ce point par l'affaire de l'épouse du fils du roi de France déchu, la mère du duc de Bordeaux (5). Le roi avait abdiqué en faveur de ce dernier mais les Français ne l'acceptèrent pas affirmant que c'était un enfant du péché (6). Cette femme donna naissance à  un autre enfant illégitime prétendant qu'elle s'était remariée en secret, mais elle ne s'en trouva pas moins déshonorée.

220px-Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun - La duchesse de Berry
     La duchesse de Berry

"'Elle réclamait le royaume de France pour son fils aîné et oeuvrait pour son accession au trône. Aussi on craignit quelle ne provoquât des désordres dans le royaume. Elle  perdit toute estime et après qu'elle fût tombée entre les mains des Français, on imaginât sa perte, mais on la laissa aller son chemin, déclarant qu'elle n'était plus que quantité négligeable. Elle rejoignit alors sa famille avec son dernier né.

"Plus étonnant  encore, dans ce même ordre de choses en Europe, le roi d'Angleterre, George- IV accusa son épouse d'adultère après avoir constaté le fait de multiples  fois . La réputation de celle-ci était déjà bien établie dans le peuple comme à la cour et dans la haute société, où l'on disait qu'elle avait coutume de voyager dans les pays d'Europe avec qui bon lui semblait et avait des amants partout où elle descendait.

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        Caroline de Brunswick  et   le roi George IV           

"Son cas fut porté devant la justice et un procès engagé comme il se devait en vue  d'établir le fait d'adultère et permettre au roi de divorcer pour prendre une autre épouse. Mais estimant que  les éléments réunis n'étaient pas suffisants pour autoriser le divorce, le juge ordonna que la femme du roi fût maintenue malgré  lui dans les liens du mariage. Ils vécurent ainsi séparés et le roi ne put se remarier.
Cette affaire fit grand bruit. En réalité, le roi n'avait  contre son épouse que de simples  présomptions mais aucun témoignage. Autrement il eût été blessé dans son honneur (7).

Du sens de l'honneur et de sa déchéance chez les Arabes victimes de l'oppression et de l'infortune

"La nature de l'honneur à propos duquel les Français ressemblent aux Arabes, c'est l'esprit de chevalerie, la droiture et d'autre qualités dans l'ordre de l'intégrité comme ,entre autres, la dignité du comportement . Rare est chez eux la bassesse d'esprit. Toutes ces qualités se retrouvent chez les Arabes, ancrées dans leur noble caractère, et si parmi  eux aujourd'hui elles déclinent ou déchoient, c'est en raison de ce qu'ils ont enduré de peines, d'oppression et d'infortunes . Les circonstances les ont conduits à s'humilier et quémander. Mais malgré cela, il en est encore parmi eux qui conservent intacte leur nature arabe faite de dignité  et de haute noblesse d'esprit .

1) Cosnes était à l'époque une ville industrielle prospère. Les "Forges Royales de la Chaussade" y fabriquaient des ancres, des canons et autres matériels pour la Marine royale. La production était transportée par voie fluviale, la Loire étant navigable à cette époque .
2) Il s'agit du retour de l'armée ayant participé à l'expédition de Bonaparte en Egypte entre 1798 et 1801.
3) En Arabe "farsakh", unité de mesure d'origine persane. Il doit s'agir ici de la lieue, qui équivalait à l'époque à environ 4 km.
4) Le texte donne a. w. r. g w. n. , mais  il  s'agit sans doute  de Grenoble, dont le commandant de la garnison était déterminé à arrêter Napoléon qui faisait route vers Paris après  son débarquement   à Vallauris venant de l'Ile d'Elbe d'où il s'était enfui. La troupe envoyée à sa rencontre se rallia à lui. Le nom tel qu'il est écrit dans le texte évoque Bourgoin. Après Grenoble, Napoléon fut en effet accueilli avec enthousiasme à Bourgoin-Jailleu, 60 km plus au nord.
5) Il s'agit de la duchesse de Berry, Marie Caroline de Bourbon Siciles.
6) Henri d'Artois,   fils posthume du duc de Berry assassiné le 13 février 1820,  fut appelé "l'enfant du miracle", étant né sept mois après la mort de son père. (lien)
7) Caroline de Brunswick avait des rapports détestables avec son époux George IV. Ils vivaient séparément. Le roi voulut divorcer mais il en fut dissuadé par le risque de voir le procès révéler ses propres aventures extra-conjugales.

Publié dans Histoire

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