UN ÉGYPTIEN À PARIS (55)
Sous Charles-X et Louis-Philippe
L'heure du bilan
(Note liminaire)
Le cheikh Rifa'at at-Tahtaoui poursuit son récit par un exposé détaillé des diverses sciences et techniques étudiées par les "stagiaires" égyptiens pendant leur séjour à Paris, telles que la diversité des langues, la grammaire française, la rhétorique, l'écriture, la logique, les "Catégories" d'Aristote, la philosophie, l'arithmétique, la géographie, la géologie, l'architecture, l'astronomie, la médecine, la zoologie, l"histoire des civilisations anciennes, etc. (1)
Nous avons jugé que cette partie de l'ouvrage pouvait être laissée de côté, notre propos étant essentiellement de rapporter le récit de la découverte de la France du premier tiers du 19e siècle par ce visiteur musulman et la qualité objective de son regard porté sur la société française de l'époque, encore très fortement imprégnée de l'héritage des "Lumières" , une société aux moeurs libérées pour lui fort étonnantes, mais riche d'une élite intellectuelle animée d'esprit révolutionnaire, libérateur et humaniste, une société régie par le droit positif et en plein essor scientifique et technique en ce début de l'ère industrielle moderne.
Tahtaoui, esprit ouvert et avide de savoir, impute cet essor au rationalisme dominant. En musulman sincère et éclairé, il propose implicitement à ses coréligionnaires égyptiens la recherche d'un compromis entre la Foi et la Raison comme avaient déjà tenté de le faire, au contact de la culture grecque, les grands philosophes et penseurs des premiers siècles de l'Islam. Tahtaoui apparaît en quelque sorte comme le précurseur de la renaissance arabe dite "Nahda", qui , au contact de l'Occident, transforma la société intellectuelle égyptienne du XIXe siècle jusqu'au milieu du XXe. Cette attitude du cheikh Tahtaoui prend un relief particulier de nos jours à la lumière des méfaits du discours intégriste ou rigoriste, qui, en Egypte précisément , a étouffé le débat intellectuel et rabaissé le vie culturelle au plus bas niveau de l'histoire de ce pays. Dans ce contexte, le discours tenu devant ces étudiants égyptiens par Edmé Jomard, leur directeur d'études, le 4 juillet 1828, à l'occasion de la distribution des prix ,est particulièrement évocatrice. Il y déclarait notamment:" vous êtes appelés à opérer la régénération de votre patrie, événement d'où dépendra le sort de la civilisation d'Orient (...) Puisez au milieu de la France, puisez à pleine source ces lumières de la raison et des lettres, qui élèvent si haut l'Europe au dessus des autres parties du monde (...) L'Egypte dont vous êtes les députés, ne fait, pour ainsi sire, que recouvrer ce qui lui appartient, et la France, en vous instruisant, ne fait qu'acquitter, pour sa part, la dette contractée par toute l'Europe envers les peuples de l'Orient"
Rifa'at at-Tahtaoui conclut son ouvrage par la relation de son voyage de retour en Egypte précédée d'un exposé des résultats de la mission d'études envoyée en France par le vice-roi d'Egypte Méhémet Ali. Il écrit:
"Bien entendu, vous brûlez de connaître les résultats de notre mission pour laquelle notre maître bienfaiteur a engagé des dépenses comme aucun roi d'aucune nation de toute l'histoire ne l'a fait avant lui. Cette réalisation marquante de l'histoire de la nation Khédiviale démontre à quel point son altesse a su faire preuve de perspicacité dans son appréciation des choses et pu atteindre les objectifs qu'il s'était fixés. A n'en point douter il n'a rien à envier à César pas plus qu'à Alexandre le Grand, Frédéric le Grand (2) ou même Napoléon .
"Ainsi l'envoi de cette mission à Paris s'est soldée par un succès total et fructueux. La plupart de ses membres à leur retour ont gagné l'estime du souverain et se sont attelés sans tarder à la tâche. C'est ainsi qu'en cette contrée, des enfants, nourris à la mamelle de la connaissance, embrassent aujourd'hui, parvenus à l'âge adulte, l'ensemble du savoir. Bien mieux encore, certains d'entre eux se sont hissés au niveau des plus grands maîtres européens, les uns accédant au rang le plus élevé dans la direction des affaires du Royaume et de l'administration civile à l'exemple d'Abdi Efendi, personnalité brillante, inspirée, promise au meilleur destin, homme doté de grandes qualités intellectuelles et d'un solide jugement (3).
"D'autres ont fait preuve de hautes compétences en matière militaire ou navale,
d'autres encore dans la médecine, la chimie générale ou médicale, l'agriculture, la botanique. Certains excellent dans les techniques et l'industrie et ouvrent des fabriques de qualité sans rivales..
"Il serait fastidieux de citer tous ceux que la réussite a hissé aux plus hautes fonctions. Cependant je ne peux m'abstenir de mentionner, ne serait-ce que brièvement, quelques personnalités qui se sont particulièrement distinguées , comme son excellence mustapha Mukhtar Bek Efendi, qui a atteint le niveau des meilleurs spécialistes français dans la direction des affaires militaires ainsi qu'un degré élevé de connaissances scientifiques dont il maîtrise et la lettre et l'esprit. Il excelle en matière de gestion et embrasse toutes les connaissances des pays européens. Par la volonté de Dieu il a élargi le champ du savoir en Egypte comme en Syrie (4), a gagné la faveur de notre grand souverain et s'est vu offrir la prospérité. Cependant, l'acquisition du savoir n'est pas un gage de vertu. (5)
'un poète a dit: 'Le sabre brille par nature mais ne vaut qu'entre les mains du brave qui le tiens'.
"Pour leur part, Hassan Bek Effendi et les autres maîtres spécialistes de la marine se distinguent d'entre leurs pairs par leurs mérites et la perfection de leur savoir clairement attestés. De son côté, Estefan Efendi a accumulé savoir et réussite scientifiques et sa renommée elle aussi n'est plus à démontrer. L'intelligence d'Artin Efendi dans son appréhension de toutes les formes de connaissance est indéniable, de même que celle de Khalil Efendi Mahmoud ou Ahmed Efendi Youssef. (6)


Artin Bey Estefan Bey
"Ces maîtres dans leur ensemble ont atteint leurs objectifs et sont revenus (de France) pour diffuser en terre d'Islam tout ce savoir acquis.
"Il ne reste plus à votre humble serviteur pour conclure cette relation de son voyage en France qu'à raconter son retour en Egypte. Ce sera la suite à venir de notre récit."
1) Rifa‘at el-Tahtaoui se consacra plus particulièrement à la traduction en Arabe d'ouvrages français. Il excella en la matière et à son retour au Caire il fut nommé directeur de l'École de traduction. Il avait été désigné pour accompagner les étudiants en qualité d'Imam, mais il avait obtenu de Méhémet Ali l'autorisation d'étudier. La direction des études avait été confiée au savant français Jomard, ancien membre de l'expédition scientifique qui accompagna Bonaparte en Egypte (lien-note 6))
2) Il s'agit de Frédéric II de Prusse (1740-1772). Souverain ami des lettres et philosophe admirateur de Voltaire. Il hissa son pays au rang des grandes nations européennes.
3) Arrivé à 29 ans en France, il était natif d'Istanbul. Il étudia plus particulièrement l'Administration civile.
4) Méhémet-Ali, s'affranchissant de la tutelle ottomane, s'était emparé de la Syrie en 1832.
5) Originaire de Roumélie, ce personnage de son nom complet Mustapha mukhtar, étudia en particulier l'administration militaire. Il joua un rôle très important dans le gouvernement de Méhémet-Ali., où il fut notamment ministre de l'instruction et des travaux publics et participa avec quelques français à une refonte totale de l'Education nationale . Tahtaoui semble ne pas le porter dans son coeur. (lien)
6) Tous ces personnages, alors âgés de 20 à 30 ans furent appelés à des fonctions importantes, notamment Estefan et Artin effendi,, deux Arméniens chrétiens qui obtinrent la direction de l'Ecole d'Administration civile. Artin Effendi (1800-1859. Né à Istanbul) fut promis à un avenir prestigieux. Il succéda à un autre Arménien, le très influent Boghos Bey, en qualité de secrétaire particulier, conseiller et interprête du vice-roi. Il devint ministre des Affaires étrangères et se vit confier des missions dilomatiques importantes en Turquie, en France et en Angleterre. Il conserva ces fonctions auprès des successeurs de Méhémet-Ali.
L'heure du bilan
(Note liminaire)
Le cheikh Rifa'at at-Tahtaoui poursuit son récit par un exposé détaillé des diverses sciences et techniques étudiées par les "stagiaires" égyptiens pendant leur séjour à Paris, telles que la diversité des langues, la grammaire française, la rhétorique, l'écriture, la logique, les "Catégories" d'Aristote, la philosophie, l'arithmétique, la géographie, la géologie, l'architecture, l'astronomie, la médecine, la zoologie, l"histoire des civilisations anciennes, etc. (1)
Nous avons jugé que cette partie de l'ouvrage pouvait être laissée de côté, notre propos étant essentiellement de rapporter le récit de la découverte de la France du premier tiers du 19e siècle par ce visiteur musulman et la qualité objective de son regard porté sur la société française de l'époque, encore très fortement imprégnée de l'héritage des "Lumières" , une société aux moeurs libérées pour lui fort étonnantes, mais riche d'une élite intellectuelle animée d'esprit révolutionnaire, libérateur et humaniste, une société régie par le droit positif et en plein essor scientifique et technique en ce début de l'ère industrielle moderne.
Tahtaoui, esprit ouvert et avide de savoir, impute cet essor au rationalisme dominant. En musulman sincère et éclairé, il propose implicitement à ses coréligionnaires égyptiens la recherche d'un compromis entre la Foi et la Raison comme avaient déjà tenté de le faire, au contact de la culture grecque, les grands philosophes et penseurs des premiers siècles de l'Islam. Tahtaoui apparaît en quelque sorte comme le précurseur de la renaissance arabe dite "Nahda", qui , au contact de l'Occident, transforma la société intellectuelle égyptienne du XIXe siècle jusqu'au milieu du XXe. Cette attitude du cheikh Tahtaoui prend un relief particulier de nos jours à la lumière des méfaits du discours intégriste ou rigoriste, qui, en Egypte précisément , a étouffé le débat intellectuel et rabaissé le vie culturelle au plus bas niveau de l'histoire de ce pays. Dans ce contexte, le discours tenu devant ces étudiants égyptiens par Edmé Jomard, leur directeur d'études, le 4 juillet 1828, à l'occasion de la distribution des prix ,est particulièrement évocatrice. Il y déclarait notamment:" vous êtes appelés à opérer la régénération de votre patrie, événement d'où dépendra le sort de la civilisation d'Orient (...) Puisez au milieu de la France, puisez à pleine source ces lumières de la raison et des lettres, qui élèvent si haut l'Europe au dessus des autres parties du monde (...) L'Egypte dont vous êtes les députés, ne fait, pour ainsi sire, que recouvrer ce qui lui appartient, et la France, en vous instruisant, ne fait qu'acquitter, pour sa part, la dette contractée par toute l'Europe envers les peuples de l'Orient"
Rifa'at at-Tahtaoui conclut son ouvrage par la relation de son voyage de retour en Egypte précédée d'un exposé des résultats de la mission d'études envoyée en France par le vice-roi d'Egypte Méhémet Ali. Il écrit:
"Bien entendu, vous brûlez de connaître les résultats de notre mission pour laquelle notre maître bienfaiteur a engagé des dépenses comme aucun roi d'aucune nation de toute l'histoire ne l'a fait avant lui. Cette réalisation marquante de l'histoire de la nation Khédiviale démontre à quel point son altesse a su faire preuve de perspicacité dans son appréciation des choses et pu atteindre les objectifs qu'il s'était fixés. A n'en point douter il n'a rien à envier à César pas plus qu'à Alexandre le Grand, Frédéric le Grand (2) ou même Napoléon .
"Ainsi l'envoi de cette mission à Paris s'est soldée par un succès total et fructueux. La plupart de ses membres à leur retour ont gagné l'estime du souverain et se sont attelés sans tarder à la tâche. C'est ainsi qu'en cette contrée, des enfants, nourris à la mamelle de la connaissance, embrassent aujourd'hui, parvenus à l'âge adulte, l'ensemble du savoir. Bien mieux encore, certains d'entre eux se sont hissés au niveau des plus grands maîtres européens, les uns accédant au rang le plus élevé dans la direction des affaires du Royaume et de l'administration civile à l'exemple d'Abdi Efendi, personnalité brillante, inspirée, promise au meilleur destin, homme doté de grandes qualités intellectuelles et d'un solide jugement (3).
"D'autres ont fait preuve de hautes compétences en matière militaire ou navale,
d'autres encore dans la médecine, la chimie générale ou médicale, l'agriculture, la botanique. Certains excellent dans les techniques et l'industrie et ouvrent des fabriques de qualité sans rivales..
"Il serait fastidieux de citer tous ceux que la réussite a hissé aux plus hautes fonctions. Cependant je ne peux m'abstenir de mentionner, ne serait-ce que brièvement, quelques personnalités qui se sont particulièrement distinguées , comme son excellence mustapha Mukhtar Bek Efendi, qui a atteint le niveau des meilleurs spécialistes français dans la direction des affaires militaires ainsi qu'un degré élevé de connaissances scientifiques dont il maîtrise et la lettre et l'esprit. Il excelle en matière de gestion et embrasse toutes les connaissances des pays européens. Par la volonté de Dieu il a élargi le champ du savoir en Egypte comme en Syrie (4), a gagné la faveur de notre grand souverain et s'est vu offrir la prospérité. Cependant, l'acquisition du savoir n'est pas un gage de vertu. (5)
'un poète a dit: 'Le sabre brille par nature mais ne vaut qu'entre les mains du brave qui le tiens'.
"Pour leur part, Hassan Bek Effendi et les autres maîtres spécialistes de la marine se distinguent d'entre leurs pairs par leurs mérites et la perfection de leur savoir clairement attestés. De son côté, Estefan Efendi a accumulé savoir et réussite scientifiques et sa renommée elle aussi n'est plus à démontrer. L'intelligence d'Artin Efendi dans son appréhension de toutes les formes de connaissance est indéniable, de même que celle de Khalil Efendi Mahmoud ou Ahmed Efendi Youssef. (6)

Artin Bey Estefan Bey
"Ces maîtres dans leur ensemble ont atteint leurs objectifs et sont revenus (de France) pour diffuser en terre d'Islam tout ce savoir acquis.
"Il ne reste plus à votre humble serviteur pour conclure cette relation de son voyage en France qu'à raconter son retour en Egypte. Ce sera la suite à venir de notre récit."
1) Rifa‘at el-Tahtaoui se consacra plus particulièrement à la traduction en Arabe d'ouvrages français. Il excella en la matière et à son retour au Caire il fut nommé directeur de l'École de traduction. Il avait été désigné pour accompagner les étudiants en qualité d'Imam, mais il avait obtenu de Méhémet Ali l'autorisation d'étudier. La direction des études avait été confiée au savant français Jomard, ancien membre de l'expédition scientifique qui accompagna Bonaparte en Egypte (lien-note 6))
2) Il s'agit de Frédéric II de Prusse (1740-1772). Souverain ami des lettres et philosophe admirateur de Voltaire. Il hissa son pays au rang des grandes nations européennes.
3) Arrivé à 29 ans en France, il était natif d'Istanbul. Il étudia plus particulièrement l'Administration civile.
4) Méhémet-Ali, s'affranchissant de la tutelle ottomane, s'était emparé de la Syrie en 1832.
5) Originaire de Roumélie, ce personnage de son nom complet Mustapha mukhtar, étudia en particulier l'administration militaire. Il joua un rôle très important dans le gouvernement de Méhémet-Ali., où il fut notamment ministre de l'instruction et des travaux publics et participa avec quelques français à une refonte totale de l'Education nationale . Tahtaoui semble ne pas le porter dans son coeur. (lien)
6) Tous ces personnages, alors âgés de 20 à 30 ans furent appelés à des fonctions importantes, notamment Estefan et Artin effendi,, deux Arméniens chrétiens qui obtinrent la direction de l'Ecole d'Administration civile. Artin Effendi (1800-1859. Né à Istanbul) fut promis à un avenir prestigieux. Il succéda à un autre Arménien, le très influent Boghos Bey, en qualité de secrétaire particulier, conseiller et interprête du vice-roi. Il devint ministre des Affaires étrangères et se vit confier des missions dilomatiques importantes en Turquie, en France et en Angleterre. Il conserva ces fonctions auprès des successeurs de Méhémet-Ali.