TIME MACHINE LE PREMIER AUTOBUS

Publié le par Yaqzan


de Montmartre à Saint-Germain des Prés



Ce matin du 11 juin, descendant l'escalier de mon immeuble de la rue des Grandes carrières à Montmartre, je croise mon voisin du dessus; un ancien aristocrate bougon reconverti dans les affaires et répondant au nom ronflant d'Amaury des Escholiers . Tout naturellement, le voisinage, pour se moquer, l'appelle Duchemin.

Comme à l'habitude, il est vêtu à la mode ancienne; haut de forme gris clair, redingote de la même couleur, largement ouverte sur un gilet serré à la taille, lavallière blanche au col,  bombant le torse pour mieux mettre en valeur l'or scintillant de la chaîne de son oignon de gousset.

Sans même prendre le temps de me dire bonjour, il me lance d'une voix forte, trémulante d'indignation: Ça y est! Ils ont mis leur funeste projet en oeuvre! Dieu sait ce qui nous attend! On va bientôt compter les morts.

De quoi s'agit-il? lui demandè-je, curieux. Et bien c'est fait mon bon ami! ils ont inauguré ce matin à 6 heures la première ligne d'omnibus automobiles. Ils appellent cela aussi des autobus. Des machines infernales, qui font un vacarme d'enfer et crachent des nuages de fumée. Avouez que les chevaux, comme ceux que j'ai la fierté d'avoir montés à l'exemple de mes nobles ancêtres ont une autre allure. En tout cas, je puis vous assurer que je continuerai  de n'emprunter que les hippomobiles tant qu'il y en aura encore.
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Si vous voulez constater par vous-mêmes rendez vous au dépôt de la Compagnie Générale des Omnibus rue Ordener, me dit-il  d'un ton dégoûté; puis il reprend sa montée de l'escalier en marmonnant des mots incompréhensibles dont je crois saisir toutefois:  "maudits républicains". Puis il se retourne brusquement et me crie: " Ah! Il est beau votre progrès! Rappelez-vous il y a dix ans ce train de Granville, qui faute de pouvoir s'arrêter à temps, traversa la façade de la gare Montparnasse. Rappelez-vous cette locomotive qui s'écrasa sur le trottoir, tuant sur le  coup une pauvre marchande de journaux qui tricotait tranquillement assise à son kiosque.

 

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L'acident de Montparnasse (le Petit Journal)

octobre 1895

 
Pressé de me rendre compte des visu du nouveau progrès de notre industrie, je descends rapidement les cinquante mètres qui me séparent de la rue Lamarck pour monter jusqu'à la rue Damrémont que je commence à descendre d'un pas agile, ne m'arrêtant qu'à la Pharmacie de Montmartre au numéro 63 pour acheter un petit flacon de Ricklès, fort utile en cette saison. J'e dois attendre un peu car le pharmacien et son préparateur se font photographier devant la porte de leur établissement  pour un éditeur de cartes postales.

 

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Pharmacie de Montmartre 63 rue Damrémont

(carte postale d'époque)

 

J'avais bien remarqué depuis quelques jours dans cette même rue Damrémont  pendue à un réverbère une plaque bleue sur laquelle était inscrits en lettres blanches  ces mots "Omnibus automobiles - Arrêt". arrivé au croisement de la rue Damrémont et de la rue Ordener, je passe rapidement devant une immense affiche publicitaire du cirque Médrano établi  boulevard de Rochechouart et croise là un omnibus hippomobile empruntant la rue Damrémont; sans doute l'un des derniers d'une espèce en voie de dsiparition. Cela m'émeut mais je  poursuis mon chemin d'un pas rapide dans la rue Ordener en direction de la mairie du 18ème.

Arrivé au dépôt de a CGO je compte onze omnibus moteurs en marche. Cela fait un vacarme assourdissant qui a attiré tout le voisinage aux fenêtres tandis que les curieux, difficilement contenus par quelques  gardiens de la paix et des surnéméraires, le petit personnel de la compagnie, se pressent autour de ces véhicules extraordinaires. Ceux-ci,  de couleur jaune pour l'impériale et la voiture proprement dite et rouge brunâtre pour la bas de caisse et le compartiment du moteur, sont équipés de roues à bandage de caoutchouc. Tout neufs, ils sont d'une propreté impeccable.

 

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photo RATP

 

Un conducteur moustachu dénommé Bernardon, m'explique que ces autobus sont des P-2 de la marque Brillié-Schneider d'une puissance de 30 chevaux à trois vitesses et  marche arrière. qui peuvent transporter 32 personnes à près de 14 km à l'heure. Vieux de la vieille de la compagnie formé à l'École des cochers du 123 rue Marcadet à Montmartre encore, il est fier comme Artaban et ne semble pas regretter d'avoir laissé ses chevaux à l'écurie et son fouet au crochet. Un homme de progrès à n'en point douter. Il m'explique que la voiture proprement dite, fermée,  constitue la première classe et l'impériale, à l'air libre,  la seconde.


 

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          Devant l'École des cochers de la ville de Paris vers 1900

 
Après une longue attente, je monte dans l'un de ces autobus, le n° 457 de la ligne AM, la première de toutes, qui assure la liaison Montmartre-Saint-Germain-des-Prés. Un coup de timbre sec, suivi de cinq autres et nous voilà partis, nous sommes quelque peu secoués. la suspension est un peu raide. Très vite nous arrivons au premier arrêt de la rue Damrémont. celui dont j'avais remarqué la pancarte bleue quelques jours auparavant.

Franchi le pont Caulaincourt, qui enjambe le cimetière de Montmartre, nous sommes place de Clichy quelques petites minutes seulement après notre départ. Là, des midinettes, des trottins, des employés ou des ouvriers qui vont à leur travail s'arrêtent ébahis admirant notre voiture colorée et rugissante, puis, c'est la gare Saint-Lazare, au coin de la rue d'Amsterdam, la place de l'Opéra, le  Palais-Royal, le quai des Tuileries, la rue des Saints-Pères et enfin, à côté de la station d'omnibus  hippomobiles Batignolles-Clichy-Odéon, nous voilà en face Saint-Germain-des-Prés. Le trajet s'est effectué en 27 minutes au lieu de 45.

A Saint-Germain, tête de station pour le trajet de retour, il y a comme une petite émeute, à cause des gens qui veulent prendre l'omnibus automobile et ceux qui veulent le regarder de près. Ces derniers ne craignent pas de se mettre à quatre pattes ou à plat ventre pour voir par dessous l'objet de leur curiosité et ils transmettent leurs découvertes aux voisins. Le conducteur aussi a du succès, vêtu et casqué de cuir reluisant. Chacun y va de son avis sous le regard condescendant d'un monsieur "qui sait", du genre  employé de bureau, à voir ses manches de lustrine.

Je décide de faire le trajet en sens inverse pour remonter chez moi sur la butte, mon village. Il me faut attendre à cause du nombre de candidats au voyage. Enfin à bord, je constate avec surprise que l'autobus avec sa puissance de  40 chevaux bridée à 30 par mesure de sécurité,  grimpe allègrement la rue d'Amsterdam bien mieux qu'aucun attelage chevalin dont ll signe du même coup l'arrêt de mort. Installé à l'impériale, je me plonge dans la lecture du journal qui avait été comme à l'habitude glissé sous ma porte. J'y découvre un entrefilet caustique où il est question d'une déclaration ministérielle de la plus haute importance dont la lecture est attendue à la Chambre et dont on est convaincu qu'elle sera comme à l'habitude un chef-d'oeuvre  dans l'art de dire des choses  qui ne veulent rien dire.

Je me réveille soudain dans mon lit. On est le 12 juin 2006. L'espace d'une nuit  je viens de remonter le temps d'un siècle très exactement.  Ce voyage onirique était sans aucun doute dû à la lecture que j'avais faite la veille des facsimilés de deux journaux du 12 juin 1906, "L'Éclair" et "L'Écho de Paris".

 

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J'entreprends de refaire le voyage. Descendant la rue Damrémont, je m'arrête à la pharmacie du 63, Il n'y a pas de pharmacien ni de préparateur en blouse blanche, mais deux jeunes femmes  à qui j'achete un spray de Ricklès.  Un peu plus loin, rue Marcadet, j'emprunte mon autobus préféré, le "95". Comme son ancêtre le P2 de la ligne AM, il me conduit de Montmartre à Saint-Germain des Prés ou je vais parfois ranimer mes souvenirs de jeune étudiant de l'époque où Montand chantait les "Feuilles mortes" et Juliette Gréco "Il n'y a plus d'après". Curieusement, dans mon journal il est question d'une prochaine déclaration ministérielle de la plus haute importance.

(fiction inspirée de rtémoignages rapportés par les  deux journaux du 12 juin 1906 mentionnés plus haut)








Publié dans Humeurs

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