BONAPARTE ET L'ISLAM: UNE TENTATION DE CONQUÊTE
Les historiens ont beaucoup glosé sur la tentation que Bonaparte aurait nourrie d'épouser l'Islam lors de sa campagne d'Ègypte en 1798. Divers passages de ses écrits épistolaires et de ses confessions de Sainte-Hélène pourraient prêter à le croire. J'en donnerai quelques extraits plus loin mais avant tout je voudrais faire partager un texte exceptionnel, méconnu semble-t-il, mais qui apporte un éclairage très particulier sur l'état d'esprit du général conquérant, qui s'y présente comme investi d'une mission divine sous la bannière d'un Coran remanié aux mesures de ses ambitions. Il s'agit de la proclamation au peuple du Caire prononcée deux mois après l'écrasement sanglant de leur révolte du 22 octobre 1798.
Cette proclamation est reproduite dans les mémoires d'un jeune sous-officier de 18 ans, Joseph Laporte qui a rapporté avec la précision d'un greffier de justice et au jour le jour tous les événements de la campagne de Bonaparte en Égypte et en Syrie. Je la reproduis avec l'orthographe originale (1).
Proclamation du général en chef aux habitans (sic) du Caire deux mois après leur révolte
"Des hommes pervers avaient égaré une partie d'entre vous, ils ont péri ! Dieu m'a ordonné d'ètre miséricordieux pour le "peuple, J'ai été clément et miséricordieux "envers vous tous; j'ai été faché contre vous de votre révolte et je vous ai privé "pendant deux mois de votre Divan (gouvernement égyptien) mais aujourd'hui je "vous le restitue, votre bonne conduite a "effacé la tache de votre révolte. Schérifs, ulémas, orateurs des mosquées, faites bien connaitre au peuple que ceux qui "de gaité de coeur se déclaraient mes ennemis n'auront de refuge ni dans ce monde ni dans l'autre. y aurait-il un homme "assez aveugle pour ne pas voir que le destin lui-même dirige toutes mes opérations; y aurait-il quelqu'un assez incrédule "pour "révoquer en doute que tout dans ce vaste univers est soumis à l'empire du destin; faites connaitre au peuple que "depuis que le monde est monde il était écrit qu'après avoir détruit les ennemis de l'islamisme, fait abattre les croix, je "viendrais du fond de l'occident remplir la tache qui m'a été imposée; faites voir au peuple "que dans le saint livre du Koran, "dans plus de vingt passages, ce qui arrive a été prévu et ce qui arrivera est également expiiqué.
"Que ceux donc que la crainte seule de mes armes empeche de me maudire, changent, car en faisant des voeux au "ciel contre nous, ils sollicitent leur condamnation, que les vrais croyants en fassent au conraire pour notre prospérité.
"Je pourrais demander compte à chacun de vous des sentimens les plus secrets de son coeur, car je sais tout, meme "ce que vous n'avez dit à personne mais un jour viendra que tout le monde verra avec évidence que je suis conduit par "des ordres supérieurs et que tous les efforts humains ne peuvent rien contre moi; heureux ceux qui de bonne foi sont les "premiers avec moi. Au Caire le 9 nivôse an 7 de la République française. Bonaparte, général en chef de l'armée d'orient."
(Il apparaît que ce texte dans lequel notamment le général Bonaparte se dit "clément et miséricordieux" -qualificatifs attribués à Dieu seul par l'Islam- et se dit "conduit par des ordres supérieurs", autrement dit investi d'une mission divine, est en totale contradiction avec les fondements de la foi islamique qui considère que l'ère des prophètes a été close avec la mission de Mahomet. Il me plait d'imaginer que l'interprète chargé de traduire ce texte en Arabe ou en Turc l'a sans doute remanié au passage, mais ce n'est qu'une supposition).
Voici quelques extraits de confessions de Bonaparte concernant ses rapports à l'Islam et dont il apparaît surtout que le général en chef de l'armée d'Orient était prêt à épouser l'Islam ou toute autre religion qui lui permette de faciliter ses conquêtes en Orient à l'instar d'Alexandre le Grand:
Proclamation adressée aux habitants d'Alexandrie à son arrivée en Égypte :
"Peuple de l’Égypte, on vous dira que je viens pour détruire votre religion, ne le croyez pas ; répondez que je viens vous restituer vos droits, punir les usurpateurs, et que je respecte Dieu, son prophète et le Coran plus que les Mameloucks"
Lettre au Cheikh El-Messiri » (11 fructidor an VI):
"J'espère que le moment ne tardera pas où je pourrai réunir tous les hommes sages et instruits du pays, et établir un régime uniforme, fondé sur les principes de l'Al-coran, qui sont les seuls vrais et qui peuvent seuls faire le bonheur des hommes".
Confidence à Mme de Rémusat, dans Mémoires de Madame de Rémusat, 1802-1808:
"En Egypte, je me trouvais débarrassé du frein d'une civilisation gênante. Je rêvais toutes choses et je voyais les moyens d'exécuter tout ce que j'avais rêvé. Je créais une religion, je me voyais sur le chemin de l'Asie, parti sur un éléphant, le turban sur ma tête et dans ma main un nouvel Alcoran que j'aurais composé à mon gré. J'aurais réuni dans mes entreprises les expériences des deux mondes, fouillant à mon profit le domaine de toutes les histoires, attaquant la puissance anglaise dans les Indes, et renouant par cette conquête mes relations avec la vieille Europe. Ce temps que j'ai passé en Egypte a été le plus beau de ma vie, car il en a été le plus idéal".
Napoléon Bonaparte, 26 avril 1816, Sainte-Hélène, dans Mémorial de Sainte-Hélène
"Et après tout [...] ce n'est pas qu'il eût été impossible que les circonstances m'eussent "amené à embrasser l'islamisme ; et, comme disait cette bonne reine de France : «Vous m'en direz tant» ! Mais ce n'eût été qu'à bonne enseigne; il m'eût fallu pour cela au "moins jusqu'à l'Euphrate. Le changement de religion, inexcusable pour des intérêts privés, peut se comprendre peut-être par l'immensité de ses résultats politiques. Henri IV avait bien dit : «Paris vaut bien une messe». Croit-on que l'empire d'Orient, et peut-être la sujétion de toute l'Asie, n'eussent pas valu un turban et des pantalons;[...] Cependant voyez les conséquences! Je prenais l'Europe à revers, la vieille civilisation européenne demeurait cernée, et qui eût songé alors à inquiéter le cours des destinées de notre France, ni celui de la régénération du siècle!
"Les cheiks me disaient toujours que si je voulais m'établir patriarche, il fallait que l'armée se fit musulmane et prit le turban. C'était bien mon intention, mais je ne voulais faire cette démarche, qu'étant sûr de réussir, sans quoi, je me serais, comme Menou, couvert de ridicule.[...] Les Arabes n'attendaient qu'un homme, ils me regardaient comme un être extraordinaire.
"Si j'étais resté en Orient, j'aurais probablement fondé un empire, comme Alexandre, en me rendant en pèlerinage à la Mecque, ou j'aurais fait des prières et des génuflexions, mais je ne voulais le faire que si cela en eût valu la peine.
(1) Joseph Laporte, Mon voyage en Égypte et en Syrie, carnets d'un jeune soldat de Bonaparte.
collection "Sources", Presses Universitaires de France.