UN ÉGYPTIEN À PARIS (47)

Publié le par Yaqzan

Sous Charles X et Louis-Philippe

Rifa‘at at-Tahtaoui témoin des "Trois Glorieuses"

Le Détonateur

Après avoir rappelé que  la Charte constitutionnelle en vigueur depuis Louis XVIII et qui consacre dans son article 8 la liberté d'opinion et d'expression dans le respect des lois (1), le Cheikh Rifa‘at at-Tahtaoui rapporte que Charles X, avec l'appui de ses amis partisans du pouvoir monarchique absolu  décida de remettre en cause cet article, notamment en instaurant la censure. Il écrit:

"En 1830, le roi prît plusieurs ordonnances dont l'une interdisant à toute personne d'exprimer son opinion, de l'écrire ou de la publier, selon des dispositions  déterminées touchant en particulier les gazettes quotidiennes. Celles-ci, désormais ne pouvaient être imprimées sans que leur contenu n'ait été préalablement contrôlé par un représentant de l'état, qui ne laissait  rien publier sans son consentement.

"Prendre une  décision de cet ordre n'était pas dans les attributions du seul roi. Elle ne pouvait être prise que par la voie législative nécessitant trois avis, à savoir, outre celui du roi, ceux des deux assemblées: la chambre des pairs et celle des députés des départements. Or le roi a agi seul. Il a en outre modifié les dispositions concernant  la désignation des personnes  appelées à choisir leurs représentants à la Chambre puis a dissout celle-ci avant même qu'elle ne se réunisse (2).

"Tout cela contrevenait à la loi et il semble que le roi en ait eu conscience. Aussi confia-t-il les principaux postes militaires à des personnalités connues pour être des ennemis de la liberté, à laquelle aspirent tous les Français. Ces derniers n'étaient pas préparés à la publication inopinée de ces ordonnances, qui les  saisit de surprise. Les connaisseurs de la chose politique annoncèrent que  Paris allait vivre une épreuve aux conséquences imprévisibles.

Un poète a dit:

"Je vois dans la cendre la lueur de braises
"Prêtes à s'enflammer
"Et le petit bois ranime le feu
"Comme la parole attise la guerre"

La colère

"Dans la soirée du jour où les ordonnances parurent dans les gazettes, les gens commencèrent a faire mouvement vers le lieu appelé Palais Royal (3) habité par une famille proche de celle du roi, la famille d'Orléans, à laquelle appartient le souverain actuel (4). C'était le 26 Juillet. Les gens avaient le visage sombre. Puis le 27 juillet, la plupart des gazettes de la tendance libérale ne parurent pas,  en signe de protestation.

"La publication des ordonnances était parvenue à la population et la non-parution des gazettes (libérales) déclencha un grande agitation, car la population savait que ces journaux ne s'abstenaient de paraître que pour des raisons très graves. Puis les ateliers, les fabriques, les manufactures et les écoles fermèrent leurs portes. Quelques gazettes libres distribuées gratuitement  appelaient la population à l'insurrection et à l'insoumission. (5)

" Le mot d'ordre fut entendu non seulement à Paris mais aussi ailleurs. Il arrive que la parole soit plus pénétrante que le dard de la flèche, le discours puissant, l'éloquence persuasive . A l'instar d'une révélation prophétique descendant sur une nation, il est parvenu aux écrivains les plus éloquents d'autant que ce qui était écrit dans ces quotidiens avait à la fois l'assentiment du peuple et celui de la bourgeoisie (6). C'était là l'essence même de l'éloquence véridique que le peuple comprend et l'élite approuve

"La police apparut sur les lieux publics empêchant les gens de lire ces gazettes. Elle investit les imprimeries,  entreprit de détruire les machines, arrêta des ouvriers typographes et fit parmi la population un saccage de tout ce qui leur paraissait porter atteinte à l'ordre royal. Cela ne fit  qu'accroître la colère des Français et les responsables de ces gazettes,  éminentes personnalités d'opinion, écrivirent une feuille de protestation dont ils diffusèrent de nombreux exemplaires qui furent affichés sur les murs de la ville. Ils y appelaient le peuple au combat et en fixait le rendez-vous sur les voies conduisant au Palais Royal.














Saisie effectuée le 27 jillet au "National"  Victor ADAM (1801-1866)

L'explosion


"Une foule nombreuse s'y rassembla, y compris des gens venus des quartiers environnants . Les soldats du roi essayèrent de  disperser cette multitude tandis qu'enflait la vocifération du peuple clamant sa colère dans toutes les rues et tous les quartiers.

"Les soldats chargèrent contre les citoyens et un combat acharné s'engagea entre les deux partis. Les gens commencèrent par lancer des pierres contre les soldats qui de leur côté se servaient de leurs épées et d'autres armes. Les combats redoublèrent de violence et les charges se multiplièrent d'un côté comme de l'autre, puis les citoyens se procurèrent des armes à feu, et la poudre a parlé dans Paris comme  se faisant la porte-parole des Français, porte-parole plus fidèle encore que leurs discours .

"Les combats s'amplifièrent, faisant le plus grand nombre de victimes dans le peuple qui redoubla de colère, exposant les corps sans vie sur la place publique pour exciter les gens au combat et dénoncer la conduite honteuse des soldats. La population exprima un sentiment de révolte contre leur roi, l'accusant d'avoir donner l'ordre de l'attaque.

"Dans tous les quartiers où je passais je n'entendais que le bruit des armes et les cris de 'Vive la Constitution' et 'Mort au despotisme'. L'effusion de sang s'aggrava encore. Le peuple prit des armes chez le armuriers soit en les achetant soit en s'en emparant par la force. La plupart des ouvriers et artisans et en particulier les typographes, donnèrent l'assaut aux casernes et aux entrepôts militaires, s'emparèrent des armes et de la poudre, tuèrent les soldats qui s'y trouvaient, tandis que la population arrachait les insignes royaux des boutiques et des lieux publics. L'emblème de la royauté française est la fleur de lys  comme le croissant de lune est celui des souverains musulmans et l'aigle celui du roi de la Russie.

"Les gens cassèrent les lampadaires publics et arrachèrent les pavés des rues , les empilant pour édifier des barricades afin d'empêcher le passage des cavaliers. ils pillèrent les dépôts de munitions nationaux et lorsque le roi,
qui se trouvait hors de Paris, eut connaissance de tout cela, il proclama l'état de siège et plaça à la tête de l'armée un chef réputé ennemi des Français et traître à la cause libérale (7). C'était là manquer de tact, de diplomatie et de sens politique.  Les Français en conclurent que le roi manquait de lucidité, sinon il aurait décrété le pardon et la conciliation. La magnanimité d'un roi survit au roi, dit-on.













       Le maréchal de Marmont

"Que n'a-t-il confié ses soldats à des homme censés qui soient de ses amis sans être pour autant détestés du peuple! Au lieu de cela il a réduit ses sujets au rang d'ennemis et a voulu  les faire périr alors qu'amener l'ennemi à la raison plutôt que  le détruire est faire preuve d'une plus grande détermination.

"Il recueillit en retour de ses actes le contraire de ce qu'il avait recherché et  aussi ce qu'il avait souhaité à l'encontre de  ses adversaires. Or s'il avait consenti la liberté à ceux qui se réclament de cet idéal, il n'aurait pas subi une telle déroute . Cette dernière épreuve le fera descendre de son trône alors que la liberté  était inscrite dans le pacte qu'il avait scellé avec les Français, lesquels  en firent leur compagne et s'y attachèrent au point qu'elle devint un des traits de leur nature (8).


"Oh combien le poète a raison de dire:

"Les peuples ont leurs coutumes et s'y  s'attachent
"des pratiques qu'ils cultivent et des obligations
" Les fréquenter sans respecter leurs usages
"Leur est importun et fort détestable"


1) L'article dit précisément: "Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté".
2) La chambre des députés était donc dissoute pour la deuxième fois en l'espace de 70 jours.
3) Tel quel dans le texte, mais en caractères arabes suivi, à l'intention des lecteurs égyptiens,  de la traduction suivante: "Sérail du pouvoir"  السراية السلطانية .
4) Louis-Philippe d'Orléans, au pouvoir lorsque Tahtaoui écrit ce récit.
5)L'appel avait été lancé par les typographes du quotidien "Le National",  organe de l'opposition radicale  à Charles X.  Il fut fondé en 1830 par Adolphe Thiers, Armand Carrel, François-Auguste Mignet et l'éditeur Auguste Sautelet.
6) L'auteur écrit "Al-Khassa"  الخاصّة , c'est-à-dire les notables.
7) Il s'agit du maréchal d'Empire Auguste Louis Viesse de Marmont , duc de Raguse (1774-1852). Bien que brillant militaire, on lui fit une réputation de traître pour avoir capitulé le 30 Mars 1814 devant l'ennemi qui assiégeait Paris. Il s'exila en même temps que Charles X.
8) Charles X s'était montré libéral au début de son règne avant de se jeter dans les bras des ultra-monarchstes.


Publié dans Histoire

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