UN ÉGYPTIEN À PARIS (45)

Publié le par Yaqzan

Sous Charles X et Louis-Philippe

                           Suite et fin des examens passés par Rifa'at at-Tahtaoui
                           devant le conseil scientifique ad-hoc

                                    
(voir  UN ÉGYPTIEN À PARIS 44 par-8)


Tahtaoui rapporte la suite du procès verbal des examens auxquels il a été soumis avant son retour en Égypte.

 Où il est question de la genèse de la presse égyptienne

"Après la présentation du premier dossier concernant les traductions qu'il a réalisées, l'élève Tahtaoui  a présenté  sa relation de voyage. On lui a ensuite soumis  un certain nombre de textes imprimés à Boulaq dont il a traduit plusieurs passages  avec célérité. Il a ensuite lu en Français des extraits plus ou moins longs de  la gazette d'Égypte de langue arabe imprimée également à Boulaq. (1)














Presse exposée au musée Boulaq   La "Une" du premier journal égyptien

"Il a été également procédé à l'examen de sa traduction de textes concernant  les arts militaires (2).  Certains des examinateurs avaient en main l'original français et le Cheikh le texte de la traduction arabe qu'il en avait faite et qu'il a restituée avec célérité en Français -non par écrit mais oralement- de façon a collationner  la traduction et le texte original pour juger de leur conformité. Il s'est fort bien acquitté de cette épreuve, usant d'une formulation  exacte sans altérer le sens du texte original.

 
Des subtilités de la traduction

"Cependant, du fait des conventions propres à l'expression arabe, il s'est vu parfois contraint de  substituer une métaphore à une autre sans pour autant trahir le sens du texte. Ainsi pour traduire  "l'Art militaire tient sa source d'une mine de sciences inépuisable d'où l'on extrait telle ou telle chose",  il a écrit: "La source de l'art militaire est un océan immense dont on recueille les perles".

"On lui a  objecté que  sa traduction ne s'accordait pas toujours parfaitement avec l'original. Il se reprenait alors,  traduisant une phrase par plusieurs phrases ou un mot par une phrase, mais sans jamais tomber dans la confusion, respectant toujours, bien  au contraire, l'esprit et le sens de l'original. Le Cheikh a dès lors compris que pour traduire des ouvrages scientifiques, il lui faudrait éviter de s'en tenir au mot à mot et choisir chaque fois qu'il serait nécessaire une formulation de substitution adéquate.

"On examina ensuite sa traduction en Arabe de l'introduction de l'encyclopédie  relative à la géographie physique (3). Or, du fait  qu'à l'époque où il avait effectué cette traduction, il n'avait pas encore atteint son niveau actuel de  connaissance du Français, ce travail s'est révélé inférieur en qualité à celui examiné précédemment.

"Les membres du Conseil se sont alors séparés après avoir dressé constat du niveau avancé de l'élève mentionné et conclu à l'unanimité qu'il était capable de servir utilement son pays par la traduction de livres importants nécessaires à la diffusion de la science dont il est souhaitable qu'elle se développe abondamment dans les pays en cours de progrès.

De la lithographie

"Certains de ces livres devront sans aucun doute contenir des illustrations. C'est pour cette raison qu'un compatriote du cheikh Rifa’at nommé El-Attar (4),  s'exerçant à la pratique de la lithographie, était présent au conseil. Il y a présenté un certain nombre d'échantillons d'oeuvres gravées de sa main et représentant des figures ou des textes en Arabe et en Français. Il a commencé par l'art de manier la pointe pour la gravure, puis le calame pour l'écriture et le pinceau (5) pour le dessin. Ses illustrations représentaient des animaux, des pièces d'édifices et d'autres choses encore composées de traits sans ombres (6).

"Toutefois, étant arrivé en France à un âge avancé, cet homme n'a pas pu exécuter des illustrations exemptes de tout défaut. Cependant, on a jugé qu'il lui était possible d'acquérir une parfaite connaissance des procédés de lithographie dans la théorie comme dans la pratique et en exécuter lui-même en cas de besoin pour publication. De fait, Il a la compétence requise pour créer et superviser un atelier de gravure. Enfin, Il a traduit  et reproduit de sa main un abrégé de lithographie. Cet ouvrage a été placé sur le bureau de M. Jomard".

"Ici s'achève le comte-rendu du conseil scientifique. Une lettre de compliments m'a été adressée à l'occasion de mon retour en Égypte après l'issue heureuse de notre mission. Il aurait été bon que je la cite ici mais je l'ai perdue. Toutefois je peux vous reproduire une lettre  de M. Chevalier (41 note2) ayant  à mes yeux valeur de diplôme ou certificat.  Il y était écrit:

D'un bon élève

"Ministère de la Guerre. Je soussigné Chevalier, ancien élève de l'Ecole des Sciences appelée Polytechnique, officier du Génie enregistré au ministère de la Guerre, mandaté par M. Jomard et les Effendi's (7) pour diriger les études de M. le Cheikh Rifa‘at, atteste que pendant les quelque trois ans et demi que l'élève mentionné a passés chez moi, je n'ai trouvé en lui que des motifs de satisfaction tant en ce qui concerne ses études que sa conduite pleine de sagesse, sa réserve, son bon naturel et la douceur de son caractère.

"Pendant la première année, il a étudié la langue française et la cosmographie, puis ensuite, la géographie, l'histoire et le calcul, entre autres disciplines.

"Du fait qu'il n'avait pas les dispositions ni l'habileté nécessaires à un apprentissage fructueux du dessin, nous avons, pour la forme, limité cet exercice à un cours  par semaine et ce dans l'unique souci de nous conformer aux ordres du gracieux vice-roi.

"En revanche, il a fourni un effort d'une ardeur extrême dans la traduction, son exercice de prédilection (8). Ses travaux en la matière ont été mentionnés dans mes comptes-rendus mensuels et en particulier dans les premières notes remises par moi à M. Jomard. Ce qui figure dans ces documents est tout à l'honneur de l'élève.

De la rage d'apprendre

""Il convient de faire remarquer que l'ardeur à l'étude de M. le Cheikh Rifa‘at a atteint un tel degré qu'elle l'a conduit à travailler de nuit pendant de longues heures. Il en a résulté  une faiblesse de l'acuité visuelle de son oeil gauche et il nous a fallu recourir à un médecin. Celui-ci lui a interdit de lire la nuit mais il ne s'est pas conformé à cette prescription par crainte d'entraver le cours de ses études.

"Puis il considéra que pour accélérer ses progrès, ll lui serait bon  d'acheter les livres lui paraissant nécessaires au delà de ce qui avait été permis par l'administration égyptienne et de recourir à un  professeur supplémentaire non désigné par cette même administration.  Il dépensa pour cela une forte somme prélevée sur son allocation afin d'acheter des livres et de s'allouer les services d'un professeur avec lequel il étudia pendant un an en dehors des périodes de cours qu'il passait avec moi.

"J'ai pensé qu'à l'heure de son départ il me fallait lui donner cette appréciation conforme à la réalité des choses et d'y ajouter l'expression de de la foi que je garde au fond de moi-même en son mérite et son amitié."

"Monsieur Chevalier, le 18 février 1831"

1) La première imprimerie égyptienne a été créée en 1820 dans le quartier de Boulaq au Caire. Le premier journal égyptien en langue arabe et en Turc, "Al-Waqae‘ al-Masriya" (Les Faits Egyptiens), en est sorti en 1828 et c'est certainement de celui-ci dont il est question. Lors de son expédition d'Egypte, Bonaparte avait créé une imprimerie à Alexandrie. D'août 1798 à juin 1801, on y imprima "Le Courrier de l'Egypte", destiné au corps expéditionnaire, puis "la Décade Egyptienne" d'octobre 1798 à fin mars 1800. De 1820 à 1826, les presses de Boulaq et d'Alexandrie ont permis la diffusion en traduction arabe d'une soixantaine d'ouvrages scientifiques élémentaires étrangersو selon Jomard.
2) Il existait à l'époque une abondante collection pluridisciplinaire d'ouvrages scientifiques destinés en grande partie à l'Ecole Polytechnique.
3) Il s'agit en fait de l' "Introduction critique à la géographie physique" de Humboldt
4) Il pourrait s'agir du Cheikh Hassan ibn Muhammad al-‘Attar (1766-1835), qui fut le maître de Tahtaoui et joua de son influence auprès de Méhémet Ali pour permettre   l'envoi à Paris de cette délégation d'étudiants. Il s'agissait d'un esprit éclairé admiratif de l'Occident des "Lumières" et sévère critique de la pensée "sclérosée" des oulémas égyptiens. Il fut le premier rédacteur-en-chef du journal officiel "El-Waqa'e". Je n'ai cependant trouvé aucune mention d'un voyage de ce cheikh à Paris dans sa biographie. Il aurait eu 65 ans en 1831, ce qui expliquerait l'allusion à son âge dans le paragraphe suivant.
5)Tahtaoui utilise l'expression "calame de poil" قلم شعر
6) Dans le vocabulaire technique de la lithographie, la gravure au trait sans ombres signifie que seul le contour des formes est apparent, le trait étant uniforme dans son épaisseur.
7) Titre des notables égyptiens chargés de la surveillance des étudiants de la mission.
8) Après son retour en Egypte, Rifa‘at at-Tahtaoui fut effectivement nommé directeur de l'Ecole de Traduction, qui figure au nombre des sept établissements d'enseignement supérieur créés en Egypte après 1830 avec l'Ecole Polytechnique, l'Ecole de Chimie appliquée, l'Ecole des Ponts et Chaussées, l'Ecole des Mines et l'Ecole de Géométrie et Géographie. (voir Gilbert Sinoué, "Le Dernier Pharaon" page 177 -éd. Pygmalion Paris 1997)

Publié dans Histoire

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article