UN ÉGYPTIEN À PARIS (43)
Sous Charles X et Louis-Philippe
Le Cheikh Rifa’at at-Tahtaoui s'offre une récréation avec un récit louant la bravoure des combattants musulmans dans la guerre Russo-turque de 1828-29
Rifa’at at-Tahtaoui se trouvait donc à Paris, en 1828, lorsqu' éclate la guerre entre la Russie du Tsar Nicolas 1er et la Turquie Ottomane du Sultan Mahmout II. Le Cheikh était intéressé à un double titre au déroulement de cette guerre; d'abord en tant que musulman, donc frère des Turcs en religion, et sujet de Méhémet ali, vice-roi d'Égypte et vassal du sultan de Constantinople. Tahtaoui ne savait pas à ce moment là que quelques années plus tard, son maître combattrait le sultan et s'affranchirait de sa suzeraineté. (lien)


Nicolas Ier Mahmout II
Le Cheikh nous rapporte ici un texte qu'il a vraisemblablement trouvé dans une de ces gazettes qu'il disait lire assidûment. Il s'agit d'une lettre supposée émaner, dit-il, d'un Français engagé volontaire dans l'armée du Tsar. Tahtaoui traduit ce texte en un Arabe de style quelque peu emphatique, sans doute ravi de l'éloge qui y est fait de la bravoure des Musulmans.
Dans cette lettre, datée de Choumla (1) le 22 juillet 1828 et adressée à l'un de ses proches, militaire de haut rang à Paris, le volontaire français raconte, selon la traduction en Arabe de Tahtaoui:
"Sachez mon ami que c'est la première fois que nos rangs se sont empoignés dans un combat acharné avec les Musulmans depuis mon arrivée dans l'armée moscovite. Tout ce que j'ai vu vous laisse l'esprit confondu et le coeur rempli de stupeur.
"C'était une chose indescriptible, sans précédent pour moi. Ah! si j'avais eu comme votre excellence l'expérience de la guerre. Ah! si , comme vous, j'étais allé envahir l'Égypte et si, comme vous, j'avais participé à la bataille d'Aboukir et au siège de Saint-Jean d'Acre, lorsque je me suis trouvé, désemparé jusque dans le tréfonds de moi-même, face à un spectacle que je n'avais jamais vu auparavant et qu'on aurait peine à décrire. (2)
"Imaginez ma situation, à moi qui étais membre de la garde de notre Roi, frais émoulu de Saint-çyr et n'ayant des combats d'autre expérience que celle vécue en Espagne (3).
"Voila que je me trouvais devant les montagnes des Balkans après avoir traversé des steppes et des lieux désolés et souffert devant l'hostilité de leurs habitants à l'égard de nos troupes et la façon dont ils nous ont rejetés. Et que dire alors de ma stupeur lorsque j'ai vu avancer vers moi les cavaliers turcs soudés dans un alignement parfait pour livrer le combat islamique.
"Vous avez eu connaissance par Moscou des détails de cette bataille et du nombre considérable de nos combattants ainsi que la nouvelle de notre échec (4). J'ai vu de mes propres yeux avec horreur le cadavre lamentable du général moscovite Baradi (5) coupé en deux par un projectile de l'artillerie turque.
"C'est à ce moment seulement que nous avons pris conscience de la difficulté du combat, succession initrrompue d'innombrables d'actions indescriptibles. Et si nos soldats étaient courageux et solides au combat, les guerriers de l'Islam se montraient puissants dans le choc, ignorant ce qu'est la fuite. Ce choc, qui dans sa puissance inhibe la peur et transperce l'obstacle pour atteindre le but, produit deux effets: Il stupéfie l'esprit et emplit de frayeur le coeur de l'ennemi quand bien même fût-il un héros."
"Si vous aviez comme moi vu à quel point les cavaliers ottomans sont terrifiants par leur aspect et la fougue de leurs assauts stupéfiants, leur avance accompagnée de chants sauvage et du hennissement des chevaux kurdes et comment ils fondent tels la foudre sur les fantassins moscovites, tu en aurais comme moi conclu que cette guerre était faite pour durer et son feu ardent point près de s'éteindre. L'Etat Ottoman ne dispose t-il pas en effet d'une cavalerie imposante merveilleusement organisée et hautement disciplinée. (6)
"Personne ne saurait nier que leurs hommes sont des cavaliers éprouvés auxquels les chevaux, malgré leur nature sauvage, obéissent docilement tant pour avancer que pour s'arrêter ou reculer, leur permettant ainsi d'atteindre leur cible dans le combat. Malheur aux combattants rapprochés dont l'alignement affronte le choc du rang de ces chevaux montés par ces superbes cavaliers qui au delà de leur énergie agressive sont animés d'une ardeur islamique et patriotique. Ce n'est pas là une qualité avérée dans les rangs de l'armée de Moscou.
"Les hommes (de l'armée turque) se présentent au combat dans un ordre compact bien ordonné et aucun d'eux, fût-il Kazakh, n'ignore que la gloire appartient aux combattants de l'Islam.
"Ces informations vous paraîtrons peut-être étranges surtout venant de moi alors que je me suis engagé comme volontaire dans les troupes de Moscou pour affronter avec elles les périls du combat et partager leur gloire. Mais lorsque je suis arrivé ici , la déception et le sentiment d'avoir fait fausse route se sont emparés de moi et j'ai vu que nos ennemis que nous considérions avec mépris, sont en réalité des lions parmi les lions.
"Ils n'ont rien de méprisable et ont plus encore que les Européens le goût de la courtoisie et de l'élégance des moeurs. Sachez donc mon cher frère que pour autant, mon désir ardent de délivrer les Grecs du joug ottoman n'a en rien diminué. Mais je voudrais savoir si pour ce faire il était vraiment nécessaire de faire marche vers Istamboul au lieu de se contenter de la prise de la seule ville de Braïla (7) , après avoir libéré les prisonniers grecs et fait cesser l'effusion de sang vécue sous les armes des Musulmans.
"Nous avons fait prisonnier un officier de l'armée ottomane. C'était un jeune homme très beau souffrant de nombreuses blessures. Nos soldats lui épargnèrent la vie -ce qui n'était pas le sort des autres-. Ils s'étaient attendris face à sa beauté et apitoyés devant ses blessures.
"Je me suis adressé à lui cet homme en Italien et il m'a compris. Il m'a dit que son père avait 80 ans et qu'il avait plusieurs frères au service de Hussein Pacha (8). Il s'est dit assuré de la victoire de l'État Ottoman et a même affirmé que les Turcs arriveraient à Moscou. Sachez, mon frère, qu'à Chomla, ils sont deux-cent mille combattants conduits par un vrai héros.
"Et alors que je plie cette lettre, au moment de mettre le pied à l'étrier, l'ennemi engage le combat contre l'avant-garde de notre armée et me voilà au milieu du vacarme des chants des Turcs et des clameurs des Russes.
1) Ancien nom de la ville de Choumen dans le Nord-Est de la Bulgarie.
2) Le destinataire est donc un ancien membre de l'expédition de Bonaparte en Egypte.
3) L'expédition d'Espagne menée en avril 1823 par la France pour rétablir le roi Ferdinand VII sur son trône. Le roi d'Espagne était en butte à l'hostilité du mouvement populaire libéral. Opération contestée au sein même de l'armée française qui comptaient des officiers libéraux ou nostalgiques de l'Empire.
4) Le siège de Choumen a été effectivement un échec et les Russes ont dû se résigner à le lever.
5) Non identifié. désigné avec le grade de amiralaï (lieutenant-général)
6) La guerre s'est pourtant achevée par la victoire des Russes. La paix est conclue à la demande de Mahmout II à Andrinople en septembre 1829. La Russie y gagne le littoral oriental de la Mer Noire et les bouches du Danube, territoires peuplés de Chrétiens.
7) Port de l'Est de la Roumanie sur le Danube.
8) Général de l'armée ottomane.
Le Cheikh Rifa’at at-Tahtaoui s'offre une récréation avec un récit louant la bravoure des combattants musulmans dans la guerre Russo-turque de 1828-29
Rifa’at at-Tahtaoui se trouvait donc à Paris, en 1828, lorsqu' éclate la guerre entre la Russie du Tsar Nicolas 1er et la Turquie Ottomane du Sultan Mahmout II. Le Cheikh était intéressé à un double titre au déroulement de cette guerre; d'abord en tant que musulman, donc frère des Turcs en religion, et sujet de Méhémet ali, vice-roi d'Égypte et vassal du sultan de Constantinople. Tahtaoui ne savait pas à ce moment là que quelques années plus tard, son maître combattrait le sultan et s'affranchirait de sa suzeraineté. (lien)


Nicolas Ier Mahmout II
Le Cheikh nous rapporte ici un texte qu'il a vraisemblablement trouvé dans une de ces gazettes qu'il disait lire assidûment. Il s'agit d'une lettre supposée émaner, dit-il, d'un Français engagé volontaire dans l'armée du Tsar. Tahtaoui traduit ce texte en un Arabe de style quelque peu emphatique, sans doute ravi de l'éloge qui y est fait de la bravoure des Musulmans.
Dans cette lettre, datée de Choumla (1) le 22 juillet 1828 et adressée à l'un de ses proches, militaire de haut rang à Paris, le volontaire français raconte, selon la traduction en Arabe de Tahtaoui:
"Sachez mon ami que c'est la première fois que nos rangs se sont empoignés dans un combat acharné avec les Musulmans depuis mon arrivée dans l'armée moscovite. Tout ce que j'ai vu vous laisse l'esprit confondu et le coeur rempli de stupeur.
"C'était une chose indescriptible, sans précédent pour moi. Ah! si j'avais eu comme votre excellence l'expérience de la guerre. Ah! si , comme vous, j'étais allé envahir l'Égypte et si, comme vous, j'avais participé à la bataille d'Aboukir et au siège de Saint-Jean d'Acre, lorsque je me suis trouvé, désemparé jusque dans le tréfonds de moi-même, face à un spectacle que je n'avais jamais vu auparavant et qu'on aurait peine à décrire. (2)
"Imaginez ma situation, à moi qui étais membre de la garde de notre Roi, frais émoulu de Saint-çyr et n'ayant des combats d'autre expérience que celle vécue en Espagne (3).
"Voila que je me trouvais devant les montagnes des Balkans après avoir traversé des steppes et des lieux désolés et souffert devant l'hostilité de leurs habitants à l'égard de nos troupes et la façon dont ils nous ont rejetés. Et que dire alors de ma stupeur lorsque j'ai vu avancer vers moi les cavaliers turcs soudés dans un alignement parfait pour livrer le combat islamique.
"Vous avez eu connaissance par Moscou des détails de cette bataille et du nombre considérable de nos combattants ainsi que la nouvelle de notre échec (4). J'ai vu de mes propres yeux avec horreur le cadavre lamentable du général moscovite Baradi (5) coupé en deux par un projectile de l'artillerie turque.
"C'est à ce moment seulement que nous avons pris conscience de la difficulté du combat, succession initrrompue d'innombrables d'actions indescriptibles. Et si nos soldats étaient courageux et solides au combat, les guerriers de l'Islam se montraient puissants dans le choc, ignorant ce qu'est la fuite. Ce choc, qui dans sa puissance inhibe la peur et transperce l'obstacle pour atteindre le but, produit deux effets: Il stupéfie l'esprit et emplit de frayeur le coeur de l'ennemi quand bien même fût-il un héros."
"Si vous aviez comme moi vu à quel point les cavaliers ottomans sont terrifiants par leur aspect et la fougue de leurs assauts stupéfiants, leur avance accompagnée de chants sauvage et du hennissement des chevaux kurdes et comment ils fondent tels la foudre sur les fantassins moscovites, tu en aurais comme moi conclu que cette guerre était faite pour durer et son feu ardent point près de s'éteindre. L'Etat Ottoman ne dispose t-il pas en effet d'une cavalerie imposante merveilleusement organisée et hautement disciplinée. (6)
"Personne ne saurait nier que leurs hommes sont des cavaliers éprouvés auxquels les chevaux, malgré leur nature sauvage, obéissent docilement tant pour avancer que pour s'arrêter ou reculer, leur permettant ainsi d'atteindre leur cible dans le combat. Malheur aux combattants rapprochés dont l'alignement affronte le choc du rang de ces chevaux montés par ces superbes cavaliers qui au delà de leur énergie agressive sont animés d'une ardeur islamique et patriotique. Ce n'est pas là une qualité avérée dans les rangs de l'armée de Moscou.
"Les hommes (de l'armée turque) se présentent au combat dans un ordre compact bien ordonné et aucun d'eux, fût-il Kazakh, n'ignore que la gloire appartient aux combattants de l'Islam.
"Ces informations vous paraîtrons peut-être étranges surtout venant de moi alors que je me suis engagé comme volontaire dans les troupes de Moscou pour affronter avec elles les périls du combat et partager leur gloire. Mais lorsque je suis arrivé ici , la déception et le sentiment d'avoir fait fausse route se sont emparés de moi et j'ai vu que nos ennemis que nous considérions avec mépris, sont en réalité des lions parmi les lions.
"Ils n'ont rien de méprisable et ont plus encore que les Européens le goût de la courtoisie et de l'élégance des moeurs. Sachez donc mon cher frère que pour autant, mon désir ardent de délivrer les Grecs du joug ottoman n'a en rien diminué. Mais je voudrais savoir si pour ce faire il était vraiment nécessaire de faire marche vers Istamboul au lieu de se contenter de la prise de la seule ville de Braïla (7) , après avoir libéré les prisonniers grecs et fait cesser l'effusion de sang vécue sous les armes des Musulmans.
"Nous avons fait prisonnier un officier de l'armée ottomane. C'était un jeune homme très beau souffrant de nombreuses blessures. Nos soldats lui épargnèrent la vie -ce qui n'était pas le sort des autres-. Ils s'étaient attendris face à sa beauté et apitoyés devant ses blessures.
"Je me suis adressé à lui cet homme en Italien et il m'a compris. Il m'a dit que son père avait 80 ans et qu'il avait plusieurs frères au service de Hussein Pacha (8). Il s'est dit assuré de la victoire de l'État Ottoman et a même affirmé que les Turcs arriveraient à Moscou. Sachez, mon frère, qu'à Chomla, ils sont deux-cent mille combattants conduits par un vrai héros.
"Et alors que je plie cette lettre, au moment de mettre le pied à l'étrier, l'ennemi engage le combat contre l'avant-garde de notre armée et me voilà au milieu du vacarme des chants des Turcs et des clameurs des Russes.
1) Ancien nom de la ville de Choumen dans le Nord-Est de la Bulgarie.
2) Le destinataire est donc un ancien membre de l'expédition de Bonaparte en Egypte.
3) L'expédition d'Espagne menée en avril 1823 par la France pour rétablir le roi Ferdinand VII sur son trône. Le roi d'Espagne était en butte à l'hostilité du mouvement populaire libéral. Opération contestée au sein même de l'armée française qui comptaient des officiers libéraux ou nostalgiques de l'Empire.
4) Le siège de Choumen a été effectivement un échec et les Russes ont dû se résigner à le lever.
5) Non identifié. désigné avec le grade de amiralaï (lieutenant-général)
6) La guerre s'est pourtant achevée par la victoire des Russes. La paix est conclue à la demande de Mahmout II à Andrinople en septembre 1829. La Russie y gagne le littoral oriental de la Mer Noire et les bouches du Danube, territoires peuplés de Chrétiens.
7) Port de l'Est de la Roumanie sur le Danube.
8) Général de l'armée ottomane.