MON PÈRE ... CET ANTI-HÉROS

Publié le par Yaqzan


"11 Novembre":  Célébration politique solennelle  de la fin victorieuse d'une guerre ou rappel pudique d'un crime gratuit contre l'humanité



Revenu de l'enfer après trois ans, il a erré, m'a-t-on dit, des jours durant, muet, comme hébété, dans les prés et les champs de sa Vendée natale à la recherche d'une raison d'être dans ce pays où l'homme ne  vit qu'à la force de ses deux bras rugueux de paysan forcené, lui qui désormais n'en avait plus qu'un.

 Il était parti à l'âge de 18 ans,  orphelin de père et de mère. Repris peu à peu par la vie,  il s'essaya à aider ses cousins au travail de la métairie. Le bras droit, qui lui restait -une chance en quelque sorte pour un droitier- avait acquis, m'avait-on dit plus tard, une force peu ordinaire au point de pouvoir jeter sur son épaule une fourche chargée d'un lourd fagot de feuilles de betteraves fourragères. Légende sans doute, de même qu'on disait encore qu'il lui arrivait parfois d'éprouver des douleurs ou autres sensations là où autrefois il y avait un bras.

"M'a-t-on dit, ma-t-on dit "!  je ne peux que le répéter car lui, n'a jamais rien dit. Sans doute parce qu'il avait vécu et était devenu lui-même l'indicible.

La chance d'avoir été droitier! Mais peut être plus encore. Je me suis parfois surpris, avec quelque honte, à penser que, tout compte fait , il avait eu de la chance de revenir de guerre mutilé. Dans le cas contraire, sa condition  ne lui aurait tout au plus permis que d'être et sans doute demeurer un travailleur agricole journalier, le plus bas niveau de l'échelle sociale en cette rude terre paysanne.

Le 4-ème régiment de zouaves de la 11-ème division de tirailleurs. C'est là qu'on l'avait enrôlé en qualité de "chair à canons" avec pour compagnons d'armes ces autres paysans de l'Ouest connus pour être de "bons fusils" à la chasse mais à qui, me suis-je surpris à penser, la République voulait peut-être donner l'occasion de se "réhabiliter". Ne leur fallait-il pas en effet  "expier le crime" que leurs arrière-grand-pères, les insurgés de la "Vendée militaire", avaient commis en prenant les armes contre la Convention de 1793, usurpatrice de la Révolution Française.

Pour autres compagnons d'armes, on leur avait choisi des maghrébins et des sénégalais. Le sang n'a qu'une couleur.

Avec les autres mutilés de ces régions de l'Ouest, mon père fut envoyé à Nantes, dans un établissement spécialement créé pour leur rééducation. C'est là qu'il put passer son certificat d'études primaires pour ensuite  devenir petit fonctionnaire au ministère des Finances à Paris. "Ils ont des droits sur nous" avait dit Georges Clémenceau, parlant des mutilés de la "Grande Guerre". Cette phrase, je m'en souviens, figurait au frontispice du "Journal du mutilé" que mon père recevait régulièrement.

Puis il se maria avec une jeune vendéenne, servante dans le château d'un hobereau de la région de Palluau. Cette union, qui  mit au monde trois enfants  mâles dont moi-même, le puîné, fut sans doute un mariage d'amour mais il m'est arrivé de penser que ma mère, particulièrement pieuse, avait peut-être aussi été animée d'un instinct protecteur, maternel. J'ai tenté de chasser cette pensée de mon esprit, imaginant que mon père pouvait en ressentir quelque humiliation.

Le couple s'établit dans la proche banlieue de Paris et après quelques années, emménagea dans un appartement d'un de ces ensembles HBM (Habitations à bon marché), l'équivalent des HLM d'aujourd'hui et construits au début des années 30 à l'initiative du gouvernement  d'André Tardieu  soucieux d'établir la paix sociale. (voir) UN J-2 SOUS L'OCCUPATION

Parmi nos amis il y avait des compagnons d'infortune de mon père, qui étaient comme lui passés par la rééducation à Nantes, l'un un bras, l'autre une jambe en moins. Avec eux on ne parlait jamais de la guerre ni même des inconvénients de la vie quotidienne d'un mutilé. Cela ne tenait pas d'un accord tacite. C'était un mutisme naturel comme provoqué par un sentiment de honte, la honte de gêner, d'inspirer pitié. Et pourtant mon père aimait beaucoup rire et ses amis aussi; en quelque sorte une claque assénée aux fauteurs de guerre.

Ne parlant jamais de la guerre, mon père ne nous dit jamais dans quelles circonstances il avait été blessé. Nous savions seulement que simple zouave de 1-ère  classe il avait été fait chevalier de la Légion d'Honneur. Il en portait le ruban rouge au revers de sa veste mais sans ostentation,  tout simplement parce que c'était normal.

D'ailleurs pour nous, les enfants, n'ayant jamais connu notre père dans son intégrité physique autrement que par sa photo en uniforme de zouave prise lors de son incorporation, tout était normal. Il était normal de devoir couper la viande dans son assiette, boutonner le col de sa chemise,  l'aider à  enfiler ses chaussettes,  lacer ses chaussures, agrafer ses guêtres grises -à la mode de l'époque-  fixer sa montre à son poignet, lui passer sa veste dont la manche gauche était pliée en deux retenue par une couture ou une agrafe.   Mon père en ressentait-il quelque humiliation? Je ne le saurai jamais. Le silence, toujours le silence.



Il y avait un rituel du soir. Non seulement privé du bras gauche et marqué d'une énorme cicatrice au bras droit, trace d'une entaille qui n'avait pas achevé son oeuvre -la chance, encore la chance-, mon père devait aussi, avant de se coucher, distiller des gouttes dans son oreille droite dont le tympan avait souffert de la déflagration de l'obus qui l'avait touché.

Somme toute heureux de son ascension sociale, mon père était très soigné dans sa tenue, coquet pourrait-on dire; et ma mère était très fière de son allure lorsqu'il partait le matin pour le ministère des finances, coiffé de son feutre gris . Mais, lorsqu'en vacances à la campagne, chez les beaux-frères et cousins, il se métamorphosait en coureur des bois, vieilles godasses, vieux chapeau déformé, veste et pantalon du même goût, elle était fort contrariée, ma mère, pour qui semble-t-il sa condition de fonctionnaire citadin avait été pour mon père l'indispensable compensation de ce qu'il avait perdu. Lui, en revanche, ne s'était jamais totalement résigné à  son déracinement.

Et le 11 novembre? me direz-vous, il faut bien le célébrer! Oui certes,  mais de quoi parle-t-on? d'une victoire ou d'un désastre?








Publié dans Histoire

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M
quel bonheur de lire ses lignes qui décrivent mon grand-père d'une façon si réaliste. Moi qui ne l'ai connu qu'une huitaine d'année, j'aime à lire les textes qui retracent une mémoire qui j'espère ne disparaîtra jamais.
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Y
<br /> Bonjout et merci beaucoup pour ton commentaire. Ça fait chaud au coeur de constater que je n'écris pas pour rien. Tu sais mon blog n'est pas pour moi une distraction. C'est un peu une sorte de<br /> testament sprituel. Bisous<br /> <br /> <br />