LES MÉMOIRES D'UN CHÈQUE EN BOIS

Publié le par Yaqzan


ou les aventures d'une branche de châtaignier


Née branche parmi les branches encore tendres d'un jeune châtaignier sauvage, je ne savais pas que le sort en était jeté, mon destin définitivement scellé. J'étais désignée pour devenir un chèque en bois. 

Notre tronc était né par hasard dans la longue haie qui entourait le grand pré d'herbe grasse où broutait la jument rousse de Tonton Théophile. Nous le connaissions bien Tonton Théophile. Quand il était tout petit, il parait que la foudre était tombée à ses pieds un soir d'orage et que c'est pour cela qu'il avaient les jambes courtes, atrophiées bien que fortement musclées, et marchait les pieds en dedans.

Nous le voyions venir tous les jours, de son pas chaotique, rendre visite à sa petite jument rousse. Il était sympathique le tonton. Il chantait toujours une chanson rigolote, quelque chose comme "Il était un petit homme, qui s'appelait Guillery, toto carabo titi carabi. Il  partit à la chasse, à la chasse aux perdrix, toto carabo, titi carabi. Il monti dans un arbre per vouère ses chiens couri carabi, mais la branche rompi et Guillery tombi carabi, toto carabo, titi carabi....."

Quelquefois il n'était pas au rendez-vous.  N'étant pas marié à cause de son infirmité, il prenait de temps de temps sa moto pour aller à la ville  dans une maison spéciale pour "tremper son pinceau", disait-on à la ferme d'un air entendu, l'oeil égrillard pour les hommes, pudiquement baissé pour les femmes, la mémé, matriarche hiératique, impassible sous sa coiffe blanche.

Un matin, il est venu vers moi, l'air décidé. Me fixant de son oeil bleu, il sortit de sa poche le fameux  Pradel, compagnon fidèle de tout bon paysan vendéen qui se respecte et, d'un geste assuré, me saisit par le haut et me trancha tout net, m'arrachant à la compagnie de mes consoeurs inquiètes.

Après avoir arasé les quelques noeuds qui ornaient ma peau brune, il me trancha pour ne garder qu'une trentaine de centimètres de ma partie la plus charnue et me mit dans sa poche me laissant là en compagnie du Pradel qu'il avait  replié après l'avoir soigneusement essuyé au tissu de son pantalon

Il monta alors sur sa moto et nous partîmes ainsi vers ce qui était mon destin. Il était écrit que celui-ci s'accomplirait chez le boulanger du bourg. D'un geste assuré, ce dernier me coupa en deux dans le sens de la longueur et du coup, je me suis retrouvée avec une soeur, ou plutôt demi-soeur jumelle, mais pas pour longtemps. Il perça un trou avec une vrille près de l'une des deux extrémités de ma jumelle, y introduisit un bout de grosse ficelle, fit un noeud et l'accrocha à un piton fixé à un mur où il y avait déjà toute une rangée de pitons portant d'autres jumelles. Auparavant, sous l'oeil attentif de Tonton Théophile, il avait gravé les initiales du  nom de celui-ci sur ma peau brune et celle de ma jumelle.



Tonton, la moto, le Pradel et moi repartîmes vers la ferme familiale. Je ne devais revoir ma jumelle que deux fois par mois lorsque le cousin Michaud allait au bourg à bicyclette pour acheter quelques kilos de ces grosses miches, si grosses qu'il est difficile d'en couper des tranches bien nettes avec les Pradel's à la lame un peu trop courte. Seul y parvient parfaitement, dit-on,  celui qui a mérité son pain quotidien par  le travail.

Je retrouve donc deux fois par mois ma jumelle. Le boulanger, sous l'oeil vigilant du cousin Michaud, nous pose côte à côte sur sa grosse table et, à l'aide d'un couteau, fait sur nous, simultanément et à angle droit, une ou plusieurs entailles selon la quantité de pain demandée. Ces encoches identiques constituent le témoin parfait de la transaction.

chaque année, après la vente de la récolte de blé, le paysan se présente chez le boulanger avec sa demi baguette de châtaignier, le talon du chèque en quelque sorte. Vérification faite avec la pose côte à côte des deux  baguettes, l'acheteur s'acquitte de sa dette.

Voilà un bon chèque en bois irréprochable, payable à terme et sans contestation possible. En dialecte poitevin ce chèque de bon bois de châtaignier s'appelle une "coche" et quand ont dit "o-l'et ine bèle coche", cela veut dire: "c'est une belle ardoise".

Cette pratique a été conservée jusque dans les années 80 par une boulangère de la commune de Saint-Georges de Pointindoux, dans le canton de la Mothe-Achard  (Vendée) m'a-t-on dit..

Publié dans insolite

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