L'HERBE AUX DERVICHES
حشيشة الفقرا
Ou la pieuse découverte d'un paradis artificiel

Dans sa monumentale description de l'Egypte* le célèbre géographe et historien arabe al-Maqrizi rapportait au XV-ème siècle une tradition orale vieille alors de deux-cents ans concernant la découverte et l'expansion de l'usage du cannabis en Orient, d'abord parmi les derviches** puis dans l'ensemble de la société.
Voici cette histoire telle que l'exposa un conteur témoin direct des faits:
"Il était un fois parmi les derviches un cheikh du nom de Haydar (que Dieu ait son âme), natif de Nichapour au Khorassan***. Accompagné de ses disciples, le cheikh Haydar avait établi son lieu de retraite (zaouia) sur une montagne de ce pays.
Il se dépensait beaucoup en exercices et efforts et se nourrissait de fort peu de choses . Il avait atteint les sommets de l'ascèse et se surpassait en piété. Il s'était mis à l'écart dans un recoin de la zaouia et y demeura dix ans sans jamais en sortir. Personne à l'exception de moi-même, qui était à son service, n'était autorisé à l'approcher.
Il advint qu'un jour, le cheikh sortit seul en direction du désert à l'heure de la plus grande chaleur. Or, lorsqu'il revint, son visage était resplendissant de vie et de joie contrairement à l'état habituel que nous lui avions connu jusqu'alors.
Puis le cheikh Haydar autorisa ses disciples à s'approcher de lui et se mit à leur parler. Lorsque nous le vîmes ainsi convivial après qu'il fût resté enfermé si longtemps muet dans son isolement volontaire, nous l'interrogeâmes sur les raisons d'une telle métamorphose. Et il raconta:
"Alors que j'étais dans ma retraite, l'idée m'est venue de me rendre seul dans le désert. Je sortis et trouvai toutes sortes de plantes . Elles étaient comme figées, faute d'un moindre souffle de vent sous une chaleur intense.
"Soudain je passai près d'une plante feuillue qui était animée de mouvements gracieux, se balançant doucement comme quelqu'un en état d'ébriété. Je me mis à cueillir quelques unes de ses feuilles et les mangeai. Il se produisit alors en moi cet apaisement que vous venez de constater. Venez donc avec moi, dit-il, je vais vous conduire à cette plante pour que vous en connaissiez la forme".
Nous nous rendîmes donc dans le désert. II nous montra la plante et nous lui dîmes qu'il ne s'agissait que de chanvre. Mais Il nous ordonna d'en cueillir les feuilles et de les manger, ce que nous fîmes. Puis nous revînmes à la zaouia. Notre coeur était rempli d'une liesse et d'une joie que nous ne pouvions dissimuler. Lorsque le cheikh vit l'état dans lequel nous étions, il nous ordonna de prendre soin de cette drogue et de tenir le commun des gens dans l'ignorance de ses effets.
Il nous conseilla toutefois de n'en point cacher l'existence aux autres derviches. "Car Dieu (qu'il soit exalté), nous dit-il, leur a réservé comme à vous le secret de ce végétal pour qu'il dissipe vos lourds soucis et donne à vos nobles pensées toute leur splendeur. Veillez sur ce dépôt qu'il vous a légué et prenez grand soin de ce qu'il vous a confié.
Nous semâmes de cette herbe dans la zouia du cheikh Haydar et gardâmes le secret durant toute sa vie. Il nous demanda d'en semer autour de son tombeau après sa mort. Le cheikh vécut encore dix ans et il ne se passa pas un jour qu'il n'en mangeât et il nous demanda de réduire notre alimentation au profit de cette herbe.
Après la mort du cheikh Haydar, un magnifique mausolée fut construit sur sa tombe. On y vit affluer les offrandes innombrables des gens du Khorassan qui le glorifièrent, firent de son tombeau un lieu de pèlerinage et réservèrent à ses disciples le plus grand respect.
A l'heure de sa mort le cheikh chargea ses disciples de révéler le secret de cette drogue aux notables et hauts personnages du Khorassan. Ceux-ci en consommèrent et son usage se répandit parmi les populations de Perse puis d'Irak, de Syrie, d'Egypte et d'Anatolie."
A ce propos un poète de l'époque écrivit:
"Laisse de côté le vin, et de Haydar
"bois plutôt le divin nectar
"d'ambre et d'émeraude coloré (...)
"Il te révélera des signes sensés
"que dans le vin ne saurais trouver
"et t'inspirera des propos qu'on ne peut réfuter"
Selon une autre tradition, les effets du cannabis auraient été découverts dans des temps bien plus anciens en Inde, avant de conquérir le monde. C'est sans doute vrai puisque l'on parle de chanvre indien mais rien ne nous empêche de croire que le bon cheikh Haydar les a découverts une deuxième fois.
La confrérie haydariya, fondée par le cheikh éponyme, de son nom complet Qutb-ed-Din Haydar ( m. 1221), est mentionnée notamment par le célèbre voyageur maghrébin Ibn Battuta (1304-1369), qui parcourut le monde de l'Afrique à l'Extrême-Orient pendant 28 ans et laissa une relation de voyage fort précise surpassant de loin celle de Marco Polo. Il visita la zaouia et le tombeau du cheikh à Zaoueh, localité du Nord-est de l'Iran, aujourd'hui appelée Torbat-e-Heydariyeh (trad. tombeau de Haydar).
Selon Ibn Battuta, les Haydariya observaient une ascèse extrême , se livrant à des pratiques de mortification telles que marcher et se rouler sur la braise et porter des colliers, bracelets et anneaux d'oreilles en fer ainsi qu'une armature du même métal sur leurs parties sexuelles pour les aider à respecter leur voeu de chasteté absolue. Le voyageur arabe ne mentionne pas leur éventuelle consommation de hashisch, qui n'est toutefois pas à exclure.
Tous ces détails sont également mentionnés par l'ecclésiastique et orientaliste R.P. Louis Petit dans un opuscule intitulé "Les Confréries Musulmanes", publié à Paris en 1902.
* Al-Khitat al-maqriziya الخطط المقريزية
** j'ai choisi d'utiliser le mot derviche plutôt que son équivalent fakir utilisé par Maqrizi. Ceci du fait que fakir est généralement perçu en occident dans le sens de magicien ou illusionniste alors qu'il s'agit d'ascètes religieux vivant d'aumônes et appartenant généralement à des confréries mystiques.
*** Province du nord-est de la Perse
Ou la pieuse découverte d'un paradis artificiel

Dans sa monumentale description de l'Egypte* le célèbre géographe et historien arabe al-Maqrizi rapportait au XV-ème siècle une tradition orale vieille alors de deux-cents ans concernant la découverte et l'expansion de l'usage du cannabis en Orient, d'abord parmi les derviches** puis dans l'ensemble de la société.
Voici cette histoire telle que l'exposa un conteur témoin direct des faits:
"Il était un fois parmi les derviches un cheikh du nom de Haydar (que Dieu ait son âme), natif de Nichapour au Khorassan***. Accompagné de ses disciples, le cheikh Haydar avait établi son lieu de retraite (zaouia) sur une montagne de ce pays.
Il se dépensait beaucoup en exercices et efforts et se nourrissait de fort peu de choses . Il avait atteint les sommets de l'ascèse et se surpassait en piété. Il s'était mis à l'écart dans un recoin de la zaouia et y demeura dix ans sans jamais en sortir. Personne à l'exception de moi-même, qui était à son service, n'était autorisé à l'approcher.
Il advint qu'un jour, le cheikh sortit seul en direction du désert à l'heure de la plus grande chaleur. Or, lorsqu'il revint, son visage était resplendissant de vie et de joie contrairement à l'état habituel que nous lui avions connu jusqu'alors.
Puis le cheikh Haydar autorisa ses disciples à s'approcher de lui et se mit à leur parler. Lorsque nous le vîmes ainsi convivial après qu'il fût resté enfermé si longtemps muet dans son isolement volontaire, nous l'interrogeâmes sur les raisons d'une telle métamorphose. Et il raconta:
"Alors que j'étais dans ma retraite, l'idée m'est venue de me rendre seul dans le désert. Je sortis et trouvai toutes sortes de plantes . Elles étaient comme figées, faute d'un moindre souffle de vent sous une chaleur intense.
"Soudain je passai près d'une plante feuillue qui était animée de mouvements gracieux, se balançant doucement comme quelqu'un en état d'ébriété. Je me mis à cueillir quelques unes de ses feuilles et les mangeai. Il se produisit alors en moi cet apaisement que vous venez de constater. Venez donc avec moi, dit-il, je vais vous conduire à cette plante pour que vous en connaissiez la forme".
Nous nous rendîmes donc dans le désert. II nous montra la plante et nous lui dîmes qu'il ne s'agissait que de chanvre. Mais Il nous ordonna d'en cueillir les feuilles et de les manger, ce que nous fîmes. Puis nous revînmes à la zaouia. Notre coeur était rempli d'une liesse et d'une joie que nous ne pouvions dissimuler. Lorsque le cheikh vit l'état dans lequel nous étions, il nous ordonna de prendre soin de cette drogue et de tenir le commun des gens dans l'ignorance de ses effets.
Il nous conseilla toutefois de n'en point cacher l'existence aux autres derviches. "Car Dieu (qu'il soit exalté), nous dit-il, leur a réservé comme à vous le secret de ce végétal pour qu'il dissipe vos lourds soucis et donne à vos nobles pensées toute leur splendeur. Veillez sur ce dépôt qu'il vous a légué et prenez grand soin de ce qu'il vous a confié.
Nous semâmes de cette herbe dans la zouia du cheikh Haydar et gardâmes le secret durant toute sa vie. Il nous demanda d'en semer autour de son tombeau après sa mort. Le cheikh vécut encore dix ans et il ne se passa pas un jour qu'il n'en mangeât et il nous demanda de réduire notre alimentation au profit de cette herbe.
Après la mort du cheikh Haydar, un magnifique mausolée fut construit sur sa tombe. On y vit affluer les offrandes innombrables des gens du Khorassan qui le glorifièrent, firent de son tombeau un lieu de pèlerinage et réservèrent à ses disciples le plus grand respect.
A l'heure de sa mort le cheikh chargea ses disciples de révéler le secret de cette drogue aux notables et hauts personnages du Khorassan. Ceux-ci en consommèrent et son usage se répandit parmi les populations de Perse puis d'Irak, de Syrie, d'Egypte et d'Anatolie."
A ce propos un poète de l'époque écrivit:
"Laisse de côté le vin, et de Haydar
"bois plutôt le divin nectar
"d'ambre et d'émeraude coloré (...)
"Il te révélera des signes sensés
"que dans le vin ne saurais trouver
"et t'inspirera des propos qu'on ne peut réfuter"
Selon une autre tradition, les effets du cannabis auraient été découverts dans des temps bien plus anciens en Inde, avant de conquérir le monde. C'est sans doute vrai puisque l'on parle de chanvre indien mais rien ne nous empêche de croire que le bon cheikh Haydar les a découverts une deuxième fois.
La confrérie haydariya, fondée par le cheikh éponyme, de son nom complet Qutb-ed-Din Haydar ( m. 1221), est mentionnée notamment par le célèbre voyageur maghrébin Ibn Battuta (1304-1369), qui parcourut le monde de l'Afrique à l'Extrême-Orient pendant 28 ans et laissa une relation de voyage fort précise surpassant de loin celle de Marco Polo. Il visita la zaouia et le tombeau du cheikh à Zaoueh, localité du Nord-est de l'Iran, aujourd'hui appelée Torbat-e-Heydariyeh (trad. tombeau de Haydar).
Selon Ibn Battuta, les Haydariya observaient une ascèse extrême , se livrant à des pratiques de mortification telles que marcher et se rouler sur la braise et porter des colliers, bracelets et anneaux d'oreilles en fer ainsi qu'une armature du même métal sur leurs parties sexuelles pour les aider à respecter leur voeu de chasteté absolue. Le voyageur arabe ne mentionne pas leur éventuelle consommation de hashisch, qui n'est toutefois pas à exclure.
Tous ces détails sont également mentionnés par l'ecclésiastique et orientaliste R.P. Louis Petit dans un opuscule intitulé "Les Confréries Musulmanes", publié à Paris en 1902.
* Al-Khitat al-maqriziya الخطط المقريزية
** j'ai choisi d'utiliser le mot derviche plutôt que son équivalent fakir utilisé par Maqrizi. Ceci du fait que fakir est généralement perçu en occident dans le sens de magicien ou illusionniste alors qu'il s'agit d'ascètes religieux vivant d'aumônes et appartenant généralement à des confréries mystiques.
*** Province du nord-est de la Perse