L'ÉVANGILE SELON JESUS-CHRIST
Coup de coeur pour un chef d'oeuvre


Il y a quelques années un ami lisboète me faisait parvenir "O Evangelho segundo Jesus Cristo", roman du prix Nobel Portugais José Saramago*. J'ai attendu jusqu'à ces dernières semaines pour le lire, un peu comme un enfant à qui on offre un paquet de bonbons et qui tarde à l'ouvrir pour allonger l'attente délicieuse d'un plaisir assuré.
La lecture des Evangiles consacrés par l'Eglise, dans leur froideur canonique et l'usage rituel qui en est fait, ne sont par pour moi porteurs d'émotion. On pourrait mettre cela sur le compte de mon agnosticisme mais ça n'est pas le cas. La preuve en est que j'ai refermé le livre de J. Saramago sur la scène de la crucifixion, dans une décharge émotionnelle intense.
J'ai cru, l'espace furtif d'un éclair, que je venais de refermer L'Évangile authentique.
Dans ce roman, dont l'écriture portugaise atteint les sommets de la perfection littéraire, José Saramago restitue à Jésus de Nazareth toute son humanité, le dépouillant d'une transcendance qui fait en quelque sorte du Christ des évangiles canoniques un étranger à notre espèce.
Jésus, fils de Marie et de Joseph, époux dans tous les sens du terme, vit dans son temps. Il aura six frères et deux soeurs. Joseph sera crucifié par les Romains qui l'avaient pris pour un partisan d'une insurrection armée. Joseph se sentait coupable du massacre des nouveaux-nés de Bethléem dont il avait appris le projet, s'empressant de mettre son fils Jésus à l'abri sans avertir les autres familles du danger. Plus tard, Jésus, à qui il s'était confié, prit sur lui-même la charge de cette culpabilité et la porta toute sa vie comme un tourment, un second péché originel.
Je ne m'attarderai pas sur les péripéties de l'existence de Jésus et notamment ses quatre années passées en compagnie d'un berger anonyme qui n'était autre que le Diable le mettant à l'épreuve des tentations.
Jésus apprend de ce berger étrange qu'il est fils de Dieu. Ce dernier lui apparaît sous la forme d'une nuée dans le désert et lui annonce qu'il va le charger d'une mission dont il ne révèle pas la nature. La suite de son existence donne lieu à une succession de miracles confirmant la réalité de son pacte avec Dieu.
Jésus revient à Nazareth mais se tient à distance de sa famille, et Marie, sa mère avec qui il a des rapports parfois conflictuels parce qu'elle ne lui a pas révélé l'épisode de l'Annonciation et ne croit pas à sa rencontre de Dieu dans le désert, n'apparaît qu'épisodiquement dans le récit, comme cela est d'ailleurs le cas dans les évangiles canoniques.
Marie mère de Jésus est en quelque sorte éclipsée par Marie de Magdala, la prostituée qui deviendra l'amante charnelle et spirituelle de Jésus, l'accompagnera partout et sera seule capable de pénétrer intimement la pensée de celui dont elle sait qu'il est chargé d'une mission divine et sans doute appelé à devenir le Messie attendu.
A ceux qui auront la curiosité de lire cet ouvrage je recommanderai particulièrement une trentaine de pages, un morceau d'anthologie où l'on trouve Jésus parti seul sur le lac de Tibériade à bord d'une barque noyée dans un brouillard impénétrable et bientôt rejoint par Dieu, puis Satan, qui a été convié à l'entretien et avec lesquels il entre dans un débat métaphysique sans aménité et parfois irrévérence ou impertinence.
Dieu révèle à Jésus qu'il l'a choisi pour l'aider sur terre à élargir son règne au delà du peuple hébreu sur les autres peuples de la terre qui constitueront son église universelle. Satan se montre intéressé. Il sait que l'extension du règne de Dieu s'accompagne nécessairement de celle de son propre pouvoir. Dieu et le Diable forment un tandem inséparable.
Mais quel sera mon rôle? demande Jésus. Ton rôle sera d'être un martyr et plus ton martyre sera douloureux et infâme mieux il convaincra les hommes de rejoindre ton Église. Jésus se rebelle. Il lui a été promis la gloire on lui offre une mort infamante. La gloire viendra après ta mort lui dit Dieu. Mais Jésus veut rompre le pacte, n'être que le fils de Joseph et retourner vivre en homme parmi les hommes. Il tente de rejoindre la rive pour crier aux gens sur le ton de l'ironie: Regardez. Celui-là, avec sa barbe, c'est Dieu et voilà le diable avec sa barbe lui aussi! Mais Dieu lui fait comprendre que son destin est scellé.
Il lui raconte qu'en son nom et au nom de son église, le monde se jonchera d'innombrables martyrs, sera le théâtre de guerres impitoyables, connaîtra l'horreur des croisades, l'inquisition, bûchers, décapitations, tortures. Le salut de l'âme passe par le sacrifice du corps. "Il faut être Dieu pour vouloir tant de sang", intervient Satan. Le Diable dit avoir un coeur, se montre apitoyé, demande à Dieu de lui pardonner et de l'accueillir à nouveau dans son paradis avec les autres anges pour éviter ces carnages. Mais Dieu lui fait comprendre qu'étant le Bien il ne peut exister que si le Mal existe. Si toi, Satan, tu n'existes pas, moi, Dieu, je n'existe pas non plus, lui dit-il.
Les deux disparaissent et Jésus rejoint la rive. Là, il semble s'emparer de la maîtrise de son destin. Il veut précipiter le cours des événements. Il convie ses douze compagnons à un repas et demande que l'un d'entre eux se porte volontaire pour dénoncer aux Romains que Jésus le Nazaréen prétend être le Roi des Juifs. Un seul accepte. C'est Judas Iscariote, qui, sa mission accomplie, se donnera la mort par pendaison (faux semblant d'un aveu d'une trahison qui n'en est pas une) devenant en réalité le premier martyr de la Chrétienté.
Pour s'assurer le châtiment de la croix, Jésus insiste sur le fait qu'il est le Roi des Juifs et ennemi de Rome. Quand on lui demande s'il est fils de Dieu il répond je suis le fils de l'Homme puis à nouveau Je suis le Roi des Juifs.
C'est enfin la montée au Golgotha, Les femmes, dont Marie, sa mère, pleurent. Une seule ne montre pas ses larmes. Elles brûlent dans le tréfonds de son corps. C'est Marie de Magdala, celle qui, avant de devenir la seule confidente de Jésus, lui révéla et fit assumer un jour sa condition d'homme en même temps que sa virilité.
* José Saramago est né en 1922, athée et militant communiste de toujours, son ouvrage "O Evangelho segundo Jesus Cristo" (éd. Caminho 1991), objet de cet article, a donné lieu à controverse au Portugal. Il a été publié en traduction française en 1993 (le Seuil. ed.)
La lecture des Evangiles consacrés par l'Eglise, dans leur froideur canonique et l'usage rituel qui en est fait, ne sont par pour moi porteurs d'émotion. On pourrait mettre cela sur le compte de mon agnosticisme mais ça n'est pas le cas. La preuve en est que j'ai refermé le livre de J. Saramago sur la scène de la crucifixion, dans une décharge émotionnelle intense.
J'ai cru, l'espace furtif d'un éclair, que je venais de refermer L'Évangile authentique.
Dans ce roman, dont l'écriture portugaise atteint les sommets de la perfection littéraire, José Saramago restitue à Jésus de Nazareth toute son humanité, le dépouillant d'une transcendance qui fait en quelque sorte du Christ des évangiles canoniques un étranger à notre espèce.
Jésus, fils de Marie et de Joseph, époux dans tous les sens du terme, vit dans son temps. Il aura six frères et deux soeurs. Joseph sera crucifié par les Romains qui l'avaient pris pour un partisan d'une insurrection armée. Joseph se sentait coupable du massacre des nouveaux-nés de Bethléem dont il avait appris le projet, s'empressant de mettre son fils Jésus à l'abri sans avertir les autres familles du danger. Plus tard, Jésus, à qui il s'était confié, prit sur lui-même la charge de cette culpabilité et la porta toute sa vie comme un tourment, un second péché originel.
Je ne m'attarderai pas sur les péripéties de l'existence de Jésus et notamment ses quatre années passées en compagnie d'un berger anonyme qui n'était autre que le Diable le mettant à l'épreuve des tentations.
Jésus apprend de ce berger étrange qu'il est fils de Dieu. Ce dernier lui apparaît sous la forme d'une nuée dans le désert et lui annonce qu'il va le charger d'une mission dont il ne révèle pas la nature. La suite de son existence donne lieu à une succession de miracles confirmant la réalité de son pacte avec Dieu.
Jésus revient à Nazareth mais se tient à distance de sa famille, et Marie, sa mère avec qui il a des rapports parfois conflictuels parce qu'elle ne lui a pas révélé l'épisode de l'Annonciation et ne croit pas à sa rencontre de Dieu dans le désert, n'apparaît qu'épisodiquement dans le récit, comme cela est d'ailleurs le cas dans les évangiles canoniques.
Marie mère de Jésus est en quelque sorte éclipsée par Marie de Magdala, la prostituée qui deviendra l'amante charnelle et spirituelle de Jésus, l'accompagnera partout et sera seule capable de pénétrer intimement la pensée de celui dont elle sait qu'il est chargé d'une mission divine et sans doute appelé à devenir le Messie attendu.
A ceux qui auront la curiosité de lire cet ouvrage je recommanderai particulièrement une trentaine de pages, un morceau d'anthologie où l'on trouve Jésus parti seul sur le lac de Tibériade à bord d'une barque noyée dans un brouillard impénétrable et bientôt rejoint par Dieu, puis Satan, qui a été convié à l'entretien et avec lesquels il entre dans un débat métaphysique sans aménité et parfois irrévérence ou impertinence.
Dieu révèle à Jésus qu'il l'a choisi pour l'aider sur terre à élargir son règne au delà du peuple hébreu sur les autres peuples de la terre qui constitueront son église universelle. Satan se montre intéressé. Il sait que l'extension du règne de Dieu s'accompagne nécessairement de celle de son propre pouvoir. Dieu et le Diable forment un tandem inséparable.
Mais quel sera mon rôle? demande Jésus. Ton rôle sera d'être un martyr et plus ton martyre sera douloureux et infâme mieux il convaincra les hommes de rejoindre ton Église. Jésus se rebelle. Il lui a été promis la gloire on lui offre une mort infamante. La gloire viendra après ta mort lui dit Dieu. Mais Jésus veut rompre le pacte, n'être que le fils de Joseph et retourner vivre en homme parmi les hommes. Il tente de rejoindre la rive pour crier aux gens sur le ton de l'ironie: Regardez. Celui-là, avec sa barbe, c'est Dieu et voilà le diable avec sa barbe lui aussi! Mais Dieu lui fait comprendre que son destin est scellé.
Il lui raconte qu'en son nom et au nom de son église, le monde se jonchera d'innombrables martyrs, sera le théâtre de guerres impitoyables, connaîtra l'horreur des croisades, l'inquisition, bûchers, décapitations, tortures. Le salut de l'âme passe par le sacrifice du corps. "Il faut être Dieu pour vouloir tant de sang", intervient Satan. Le Diable dit avoir un coeur, se montre apitoyé, demande à Dieu de lui pardonner et de l'accueillir à nouveau dans son paradis avec les autres anges pour éviter ces carnages. Mais Dieu lui fait comprendre qu'étant le Bien il ne peut exister que si le Mal existe. Si toi, Satan, tu n'existes pas, moi, Dieu, je n'existe pas non plus, lui dit-il.
Les deux disparaissent et Jésus rejoint la rive. Là, il semble s'emparer de la maîtrise de son destin. Il veut précipiter le cours des événements. Il convie ses douze compagnons à un repas et demande que l'un d'entre eux se porte volontaire pour dénoncer aux Romains que Jésus le Nazaréen prétend être le Roi des Juifs. Un seul accepte. C'est Judas Iscariote, qui, sa mission accomplie, se donnera la mort par pendaison (faux semblant d'un aveu d'une trahison qui n'en est pas une) devenant en réalité le premier martyr de la Chrétienté.
Pour s'assurer le châtiment de la croix, Jésus insiste sur le fait qu'il est le Roi des Juifs et ennemi de Rome. Quand on lui demande s'il est fils de Dieu il répond je suis le fils de l'Homme puis à nouveau Je suis le Roi des Juifs.
C'est enfin la montée au Golgotha, Les femmes, dont Marie, sa mère, pleurent. Une seule ne montre pas ses larmes. Elles brûlent dans le tréfonds de son corps. C'est Marie de Magdala, celle qui, avant de devenir la seule confidente de Jésus, lui révéla et fit assumer un jour sa condition d'homme en même temps que sa virilité.
* José Saramago est né en 1922, athée et militant communiste de toujours, son ouvrage "O Evangelho segundo Jesus Cristo" (éd. Caminho 1991), objet de cet article, a donné lieu à controverse au Portugal. Il a été publié en traduction française en 1993 (le Seuil. ed.)