ROCINHA, LE MORNE* DES HOMMES ...
En quête de reconnaissance

Rocinha (Photo Yaqzan)
J'ai appris que des "tour operators" organisent à Rio de Janeiro des visites de Rocinha, la plus grande favela du Brésil et même, dit-on, d'Amérique latine.
Je suis intimement choqué que l'on offre ainsi outrageusement au regard malsain de milliers d'yeux indécents, fussent-ils innocents, l'intimité d'un peuple engagé dans la quête chaque jour recommencée et chaque jour inachevée d'une reconnaissance sans pitié ni condescendance de sa dignité.
J'ai visité Rocinha il y a des années non pas en quête de sensations mais pour savoir et tenter de comprendre.
A l'époque, les pullmans de touristes venant de Copacabana en route vers les sites paradisiaques de la baie de Sepetiba, ne s'arrêtaient pas à Rocinha. Ils ne faisaient que passer au pied de la colline où elle est construite, le "morro" comme on dit au Brésil. A Rio les démunis habitent les hauteurs. Se sont les gens d'en haut, tandis que les nantis sont les gens d'en-bas. Le monde à l'envers!
"A votre droite, vous voyez Rocinha, la plus grande favela de Rio avec ses 100.00O habitants". C'était tout ce que les touristes pouvaient apprendre de l'existence d'un peuple pas tout à fait comme les autres par la voix de l'accompagnateur, qui sans doute n'en savait pas plus qu'eux.
Voici ce que je rapportai alors de ma visite:
80.000, 100.000, 120.000. On ne sait pas au juste combien d'habitants s'agglomèrent sur les quelque 450.000 m2 du "morro" où Rocinha échelonne ses logis couleur pastel qui se superposent, s'imbriquent les uns dans les autres en blocs séparés par d'étroites venelles escarpées de la largeur d'un homme, dégoulinantes d'eaux grasses et de déjections convergeant vers deux ou trois ruisseaux, égouts à ciel ouvert qui servent aussi de rues principales. Qu'importe le nombre exact. Ce n'est qu'une abstraction au regard de la réalité vécue d'une telle promiscuité.
Recensement impossible. Les relevés topographiques aériens n'ont aucune pertinence puisque la favela, faute d'espace suffisant, croît verticalement. Maisons et baraques peuvent avoir deux et même trois étages.
A Rocinha, on vit les uns sur les autres au sens propre de l'expression: jusque sur les toits occupés par des enfants qui manoeuvrent leurs cerfs-volants, des femmes qui étendent leur linge, des poules qui picorent, des chats qui se prélassent.
J'y ai rencontré le "padre" Christian, un jésuite belge alors âgé de 36 ans. Il vivait dans la favela depuis une dizaine d'années. Il y avait construit sa maison sur le bord du ruisseau principal: deux niveaux et une terrasse. Une pièce étroite par étage, un mobilier sommaire mais aussi un réfrigérateur où du chocolat était rangé exprès pour que les gamins du voisinage viennent le lui chiper.
Il me racontait: "A la favela tout est problème, y compris les choses les plus naturelles. L'eau fait défaut et celle que l'on tire des puits n'est pas potable Il faut la faire bouillir et la filtrer. Pour se laver il faut aller aux puits où l'on s'asperge avec des boites de conserves. Pour une femme se laver la tête est toute une aventure qui peut occuper une demi-journée."
Le ruisseau était pour lui un grand souci. Il me raconta: "la première grande pluie d'été prend des dimensions titanesques, surtout si elle survient de nuit. On est d'abord réveillé par le tintement de milliers de boites de conserves vides qui dévalent la pente en un flot continu. Puis tout le monde sort en pyjama pour un grand nettoyage naturel . On jette ce qui ne sert plus. On veille a ce que tout s'écoule sans former de barrage. Des matelas des ustensiles sont emportés par le torrent noir et pestilentiel."
Un autre grand problème, me disait-il, c'est la promiscuité: scènes de ménage, disputes d'ivrognes, cacophonie de radios hurlant à tue-tête des musiques différentes. Il n'est pas étonnant me disait-il que 20% des femmes dont la plupart ne sortent pas de la favela sont déficientes mentales.
Et pourtant le "padre" Christian se montrait optimiste. Il avait constaté quelques progrès quant à la situation des "favelados". La menace de leur déportation vers des cités de grande banlieue particulièrement sensibles, au profit de promoteurs immobiliers alléchés par la situation exceptionnelle du "morro" en surplomb des plages, paraissait écartée. Les habitants avaient commencé à construire en dur. La canalisation de l'eau était entreprise ainsi que le développement de la distribution d'électricité, tandis que la municipalité acceptait d'entreprendre la construction d'un collecteur des eaux usées.
Depuis l'époque que je viens d'évoquer, la garantie du maintien sur place de la population de la Rocinha a été confirmée officiellement avec l'attribution du statut légal de "bairro", c'est-à-dire de quartier à part entière. Et si la favela reste un lieu de précarité et de criminalité sporadique (trafic de drogue avec tout ce qui l'accompagne) l'amélioration des conditions de vie peut se poursuivre notamment grâce à la grande activité associative qui s'y est développée.
Déjà, à l'époque du "padre" Christian, La Rocinha était en pleine métamorphose. Elle était en train de donner naissance à une "cité nouvelle" de briques et de ciment mais aussi et surtout une communauté humaine consciente et dynamique.
La conquête de leur sol, les "favelados" l'avaient réalisée parce qu'ils avaient su unir leurs forces et s'organiser sous l'impulsion de leur association et de la pastorale des favelas animée par l'église progressiste.
Contrairement à la fausse idée communément et jusqu'à aujourd'hui répandue, le "favelado" n'est pas un marginal. Les sociologues en veulent pour preuve le fait qu'il est intégré à la vie économique de la cité, où il travaille comme domestique, garçon d'ascenseur, garçon de café, chauffeur d'autobus, vigile, voire employé de bureau. Et au delà de cette intégration économique à la cité, les habitants de Rocinha montrent un exemple d'organisation communautaire et d'une prise de conscience sociale et politique à un niveau tel qu'on rechercherait vainement dans le reste de la population carioca.
Depuis des années la population de Rocinha s'est organisée en groupes de travail aux tâches bien définies: Santé, protection des mineurs, loisirs, éducation, infrastructures sanitaires... Ils ont construit leurs églises, plusieurs crèches quelques écoles un dispensaire, et, à l'époque du "padre" Christian, ils éditaient un journal "o tagarela" (le bavard) dans lequel on pouvait lire en manchette: La lutte pour l'adduction d'eau continue", "Les femmes de Rocinha s'organisent", "Fais vacciner ton fils contre la polio" ...
Aujourd'hui, c'est une petite station TV communautaire qui porte le nom de Tagarela (lien) et des jeunes exposent des oeuvres d'art fabriquées à partir d'objets collectés dans les ordures.
Et pourtant, le garçon en short qui manoeuvre son cerf-volant sur un toit n'est peut-être pas aussi innocent qu'il en a l'air. Ce peut être une sentinelle avancée de revendeurs de drogue.
Le problème social le plus alarmant est le chômage des jeunes qui plutôt que d'aller travailler dans des quartiers lointains pour un salaire misérable amputé par le prix du transport, préfèrent gagner leur vie comme "batedor de carteira" (voleur à l'arraché). Un sac à main ou un portefeuille soustrait à un baigneur sur la plage peut rapporter plus qu'un emploi de manoeuvre.
La population est consciente de l'existence d'une forte criminalité. Il y a dans la favela des individus titulaires de comptes en banque millionnaires. Le trafic de cocaïne ou de "maconha" (haschich) est fructueux et les réglements de compte au revolver sont monnaie courante la nuit.
Un fait divers qui s'est déroulé ce mois-ci dans une autre favela, celle du "morro da Providencia" , a fait grand bruit à Rio. Des membres des forces armées qui avaient arrêté trois jeunes trafiquants de drogue les ont livrés à une bande rivale d'une autre favela au lieu de les remettre à la police. Leurs corps criblés de balles ont été retrouvés le lendemain. Le gouvernement avait décidé de placer des militaires à la place des policiers dans la favela. L'affaire a provoqué des manifestations de protestation et est remontée jusqu'au président Lula, qui a envisagé le retrait de l'armée.
Malgré cela la vie continue pour les braves gens de Rocinha et des autres favelas dont les touristes ne rapporteront sans doute que des images désincarnées.
* J'ai choisi de remplacer colline par morne dans mon titre. Ce mot était mon idée première mais j'avais craint qu'il ne fût pas compris de tous. Il est rare en Français mais d'origine antillaise et fut longtemps employé par les navigateurs et est présent chez les auteurs du 18-ème siècle. Je le préfère car il est apparenté au brésilien morro.
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Rocinha (Photo Yaqzan)
J'ai appris que des "tour operators" organisent à Rio de Janeiro des visites de Rocinha, la plus grande favela du Brésil et même, dit-on, d'Amérique latine.
Je suis intimement choqué que l'on offre ainsi outrageusement au regard malsain de milliers d'yeux indécents, fussent-ils innocents, l'intimité d'un peuple engagé dans la quête chaque jour recommencée et chaque jour inachevée d'une reconnaissance sans pitié ni condescendance de sa dignité.
J'ai visité Rocinha il y a des années non pas en quête de sensations mais pour savoir et tenter de comprendre.
A l'époque, les pullmans de touristes venant de Copacabana en route vers les sites paradisiaques de la baie de Sepetiba, ne s'arrêtaient pas à Rocinha. Ils ne faisaient que passer au pied de la colline où elle est construite, le "morro" comme on dit au Brésil. A Rio les démunis habitent les hauteurs. Se sont les gens d'en haut, tandis que les nantis sont les gens d'en-bas. Le monde à l'envers!
"A votre droite, vous voyez Rocinha, la plus grande favela de Rio avec ses 100.00O habitants". C'était tout ce que les touristes pouvaient apprendre de l'existence d'un peuple pas tout à fait comme les autres par la voix de l'accompagnateur, qui sans doute n'en savait pas plus qu'eux.
Voici ce que je rapportai alors de ma visite:
80.000, 100.000, 120.000. On ne sait pas au juste combien d'habitants s'agglomèrent sur les quelque 450.000 m2 du "morro" où Rocinha échelonne ses logis couleur pastel qui se superposent, s'imbriquent les uns dans les autres en blocs séparés par d'étroites venelles escarpées de la largeur d'un homme, dégoulinantes d'eaux grasses et de déjections convergeant vers deux ou trois ruisseaux, égouts à ciel ouvert qui servent aussi de rues principales. Qu'importe le nombre exact. Ce n'est qu'une abstraction au regard de la réalité vécue d'une telle promiscuité.
Recensement impossible. Les relevés topographiques aériens n'ont aucune pertinence puisque la favela, faute d'espace suffisant, croît verticalement. Maisons et baraques peuvent avoir deux et même trois étages.
A Rocinha, on vit les uns sur les autres au sens propre de l'expression: jusque sur les toits occupés par des enfants qui manoeuvrent leurs cerfs-volants, des femmes qui étendent leur linge, des poules qui picorent, des chats qui se prélassent.
J'y ai rencontré le "padre" Christian, un jésuite belge alors âgé de 36 ans. Il vivait dans la favela depuis une dizaine d'années. Il y avait construit sa maison sur le bord du ruisseau principal: deux niveaux et une terrasse. Une pièce étroite par étage, un mobilier sommaire mais aussi un réfrigérateur où du chocolat était rangé exprès pour que les gamins du voisinage viennent le lui chiper.
Il me racontait: "A la favela tout est problème, y compris les choses les plus naturelles. L'eau fait défaut et celle que l'on tire des puits n'est pas potable Il faut la faire bouillir et la filtrer. Pour se laver il faut aller aux puits où l'on s'asperge avec des boites de conserves. Pour une femme se laver la tête est toute une aventure qui peut occuper une demi-journée."
Le ruisseau était pour lui un grand souci. Il me raconta: "la première grande pluie d'été prend des dimensions titanesques, surtout si elle survient de nuit. On est d'abord réveillé par le tintement de milliers de boites de conserves vides qui dévalent la pente en un flot continu. Puis tout le monde sort en pyjama pour un grand nettoyage naturel . On jette ce qui ne sert plus. On veille a ce que tout s'écoule sans former de barrage. Des matelas des ustensiles sont emportés par le torrent noir et pestilentiel."
Un autre grand problème, me disait-il, c'est la promiscuité: scènes de ménage, disputes d'ivrognes, cacophonie de radios hurlant à tue-tête des musiques différentes. Il n'est pas étonnant me disait-il que 20% des femmes dont la plupart ne sortent pas de la favela sont déficientes mentales.
Et pourtant le "padre" Christian se montrait optimiste. Il avait constaté quelques progrès quant à la situation des "favelados". La menace de leur déportation vers des cités de grande banlieue particulièrement sensibles, au profit de promoteurs immobiliers alléchés par la situation exceptionnelle du "morro" en surplomb des plages, paraissait écartée. Les habitants avaient commencé à construire en dur. La canalisation de l'eau était entreprise ainsi que le développement de la distribution d'électricité, tandis que la municipalité acceptait d'entreprendre la construction d'un collecteur des eaux usées.
Depuis l'époque que je viens d'évoquer, la garantie du maintien sur place de la population de la Rocinha a été confirmée officiellement avec l'attribution du statut légal de "bairro", c'est-à-dire de quartier à part entière. Et si la favela reste un lieu de précarité et de criminalité sporadique (trafic de drogue avec tout ce qui l'accompagne) l'amélioration des conditions de vie peut se poursuivre notamment grâce à la grande activité associative qui s'y est développée.
Déjà, à l'époque du "padre" Christian, La Rocinha était en pleine métamorphose. Elle était en train de donner naissance à une "cité nouvelle" de briques et de ciment mais aussi et surtout une communauté humaine consciente et dynamique.
La conquête de leur sol, les "favelados" l'avaient réalisée parce qu'ils avaient su unir leurs forces et s'organiser sous l'impulsion de leur association et de la pastorale des favelas animée par l'église progressiste.
Contrairement à la fausse idée communément et jusqu'à aujourd'hui répandue, le "favelado" n'est pas un marginal. Les sociologues en veulent pour preuve le fait qu'il est intégré à la vie économique de la cité, où il travaille comme domestique, garçon d'ascenseur, garçon de café, chauffeur d'autobus, vigile, voire employé de bureau. Et au delà de cette intégration économique à la cité, les habitants de Rocinha montrent un exemple d'organisation communautaire et d'une prise de conscience sociale et politique à un niveau tel qu'on rechercherait vainement dans le reste de la population carioca.
Depuis des années la population de Rocinha s'est organisée en groupes de travail aux tâches bien définies: Santé, protection des mineurs, loisirs, éducation, infrastructures sanitaires... Ils ont construit leurs églises, plusieurs crèches quelques écoles un dispensaire, et, à l'époque du "padre" Christian, ils éditaient un journal "o tagarela" (le bavard) dans lequel on pouvait lire en manchette: La lutte pour l'adduction d'eau continue", "Les femmes de Rocinha s'organisent", "Fais vacciner ton fils contre la polio" ...
Aujourd'hui, c'est une petite station TV communautaire qui porte le nom de Tagarela (lien) et des jeunes exposent des oeuvres d'art fabriquées à partir d'objets collectés dans les ordures.
Et pourtant, le garçon en short qui manoeuvre son cerf-volant sur un toit n'est peut-être pas aussi innocent qu'il en a l'air. Ce peut être une sentinelle avancée de revendeurs de drogue.
Le problème social le plus alarmant est le chômage des jeunes qui plutôt que d'aller travailler dans des quartiers lointains pour un salaire misérable amputé par le prix du transport, préfèrent gagner leur vie comme "batedor de carteira" (voleur à l'arraché). Un sac à main ou un portefeuille soustrait à un baigneur sur la plage peut rapporter plus qu'un emploi de manoeuvre.
La population est consciente de l'existence d'une forte criminalité. Il y a dans la favela des individus titulaires de comptes en banque millionnaires. Le trafic de cocaïne ou de "maconha" (haschich) est fructueux et les réglements de compte au revolver sont monnaie courante la nuit.
Un fait divers qui s'est déroulé ce mois-ci dans une autre favela, celle du "morro da Providencia" , a fait grand bruit à Rio. Des membres des forces armées qui avaient arrêté trois jeunes trafiquants de drogue les ont livrés à une bande rivale d'une autre favela au lieu de les remettre à la police. Leurs corps criblés de balles ont été retrouvés le lendemain. Le gouvernement avait décidé de placer des militaires à la place des policiers dans la favela. L'affaire a provoqué des manifestations de protestation et est remontée jusqu'au président Lula, qui a envisagé le retrait de l'armée.
Malgré cela la vie continue pour les braves gens de Rocinha et des autres favelas dont les touristes ne rapporteront sans doute que des images désincarnées.
* J'ai choisi de remplacer colline par morne dans mon titre. Ce mot était mon idée première mais j'avais craint qu'il ne fût pas compris de tous. Il est rare en Français mais d'origine antillaise et fut longtemps employé par les navigateurs et est présent chez les auteurs du 18-ème siècle. Je le préfère car il est apparenté au brésilien morro.
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