OBSCURANTISME ET ABOMINATION (TEMOIGNAGE)

Publié le par Yaqzan



TEMOIGNAGE



Abdel Rahman Ali Babikr saisit sa main droite entre l'index et le pouce de sa main gauche et tire lentement. Le bras semble s'allonger, mais l'illusion est furtive. Abdel Rahman continue de tirer puis pose le membre artificiel sur la table, une main en matière plastique de l'exacte couleur de sa peau sombre, solidaire d'un manchon de même matière et de même couleur, servant à la fixer sur l'avant-bras. Puis il retire, en l'enroulant sur elle-même comme on le fait d'une chaussette, la doublure de tissu blanc qui recouvre son avant-bras et brandit vers moi un moignon aux extrémités blanchâtres.

Cette image saisissante s'est offerte à ma stupeur, accompagnée d'un frisson subit  le long du dos, vers la fin des années 80, lors d'un de mes reportages au Soudan.

Abdel Rahman était l'un des quatre-vingts membres de l'Association soudanaise des amputés (ASA) qui rassemblait une partie des victimes du châtiment islamique appliqué aux voleurs entre 1983 et 1985, après l'instauration stricte de la Charia par le maréchal Jaafar  el-Nimeiri, qui dirigea le pays en dictateur de 1969 à 1985.

Abdel Rahman remet en place sa main artificielle, importée d'Europe et qui ferait illusion n'était sa rigidité. Il raconte: "A l'époque, en 1984, j'avais 17 ans. J'ai été pris en possession d'une somme modique de 235 Guinées (Livres soudanaises). J'ai eu beau expliquer que je les avait trouvées par terre, on m'a condamné et on m'a coupé la main quelques heures plus tard. Je n'ai même pas eu droit à l'assistance d'un avocat".

Flagrant délit, condamnation, amputation: il n'y a même pas eu d'enquête sociale pour déterminer, comme l'exige la Charia, si le vol  présumé pouvait s'expliquer par le besoin, affirmait encore Abdel Rahman.

"L'opération, m'avait-il précisé, a été pratiquée par un "askari", un soldat de la police ... à l'aide d'un couteau et sans anesthésie.

L'association,  créée par un avocat soudanais en 1986, quelque temps après la chute du dictateur, avait ses locaux à Omdurman (ville-mère de Khartoum et centre historique de la révolte du Mahdi vainqueur du général Gordon en 1885), dans l'une de ces maisons basses peintes de jaune ou d'ocre, au coin de deux rues de terre défoncée.

Passée la cour intérieure, on y rencontrait le portier, Aydam Mohamed, assis sur une chaise devant le seuil. Sa jambe gauche dépourvue de pied, se balance. Il me tend sa main gauche. La droite n'est plus là. Aydam a subi le double supplice le même jour , en 1984. Le vol avait été jugé trop grave pour n'être sanctionné que par l'amputation de la main droite: Vingt-et-une batteries de voiture enlevées dans les locaux d'une entreprise après effraction. Deux de ses complices ont subi le même châtiment.

Les récits de tous ces jeunes gens âgés alors de 20 à 25 ans étaient pratiquement identiques, celui d'Ibrahim Sultan pour avoir volé 55 guinées, comme celui de Mohamed Haroum, pour s'être emparé d'une voiture.

Ils étaient quatre-vingt dans l'association, mais toutes les victimes n'en faisaient pas partie. Elles étaient, disaient-on, quelques milliers. Sans doute au moins plusieurs centaines. Parmi les quatre-vingt membres de l'association, il y avait une vingtaine de chrétiens qui, comme tels, n'auraient pas dû être soumis à l'application pénale de la Charia islamique.

L'ASA bénéficiait plus particulièrement de l'assistance de l'ambassade des Pays-Bas à Khartoum. Un diplomate néerlandais m'avait précisé que l'ambassade s'était engagée à faire un don de 250.000 florins (soit 115.000 dollars de l'époque) pour l'acquisition de matériels et équipements en vue de la réalisation d'un projet d'élevage industriel de volaille. L'ambassade avait également acheté un petit immeuble dont la plus-value après revente devait permettre de financer l'achat, dans les environs de Khartoum, d'un terrain de vingt feddans (soit environ 8,5 hectares) destiné à l'installation de l'exploitation.

En attendant la réalisation du projet, quelques amputés vivaient de l'exploitation de petits stands de vente de cigarettes, chewing-gums et bonbons. D'autres, selon mes interlocuteurs, étaient ... en prison, n'ayant rien trouvé d'autre pour survivre que de récidiver. Ces derniers figuraient parmi de nombreux condamnés à l'amputation mais épargnés par la suspension de fait de l'application des peines islamiques légales (houdoud) intervenue après le coup d'état de 1985 qui mit fin au régime de Nimeiri avec l'nstallation du gouvernement de Sadek el-Mahdi. Ce dernier, si l'on met à part sa poursuite de la guerre anti-indépendantiste menée dans le  sud animiste et chrétien, pouvait être félicité pour avoir établi un régime de multipartisme  démocratique comme il n'en existait dans aucun autre pays arabe.

Mais en 1989 ce régime a été renversé par la junte militaire du général Omar el-Bachir qui a très vite rétabli un système islamiste radical.

L'histoire. Eternel recommencement.

Publié dans Témoignages

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