Esclavage, colonisation, racisme, histoire, repentance

"Pour les domestiques c'est l'élévateur de service". La femme ainsi interpellée dans l'ascenseur principal d'un immeuble cossu ne sait sur quel ton répondre. Elle n'est pas une domestique mais elle est noire. Quelqu'un sonne à la porte d'une dame noire de la bonne société. Elle ouvre et s'entend dire: "votre patronne est-elle ici?"
Révélatrices de la conjonction du fait social et du fait racial, Ces deux scènes se passent à Rio de Janeiro au début des années 80. A cette époque, l'hebdomadaire satirique "Pasquim" (en Brésilien "feuille de choux") qu'un de mes amis homme politique et écrivain brésilien qualifiait de "anarco-ipanemo-hédoniste", avait consacré un numéro au racisme ambiant dans ce pays pourtant généralement présenté comme un exemple de mixité raciale harmonieuse. Sur sa couverture ( photo ci-contre), on pouvait lire avec un brin d'humour: "A coisa ta preta" littéralement "la chose est noire", ce qui veut dire "ça va mal" en langage populaire carioca.
Des anthropologues brésiliens ont autrefois classé la population du pays, dont plus de la moitié est noire ou métisse, selon un éventail de six couleurs allant du blanc (branco) au noir très noir (preto,crioulo, negão) en passant par le gris (pardo) puis le métisse (mulato) dont la position intermédiaire dans ce bouquet floral est en quelque sorte un alibi de bonne conscience.
Quant à la mulata, la femme métisse, elle a été en raison de sa beauté, "promue" au rang de symbole sexuel exploité par les vendeurs de spectacles pour touristes et les chaînes de télévision.

Les différences raciales recouvrant très exactement les profonds clivages sociaux de la société brésilienne, la communauté noire a commencé à la fin des années 70, à la faveur de la libéralisation politique du pays, à s'organiser en associations pour défendre ses droits, consciente d'être marginalisée, cantonnée dans les emplois les moins valorisants, première victime du chômage et cible privilégiée d'exactions policières.

Favela "a Rociña" photo Yaqzan
Le fait serait-il donc universel? Tout porte à le croire .

Le repentir ne peut être exigé que de l'auteur d'une faute ou d'un crime, c'est généralement un individu, un groupe d'individus bien défini, ou enfin un état, à savoir un corps politique constitué et responsable de ses décisions et de ses entreprises et qui peut à tout moment être substitué par un autre. Or, exiger d'une nation un acte de repentance est une aberration lourde de conséquences dangereuses dans notre environnement socio-ethnique pluriel. L'esclavage est un crime. Concernant les européens, Il a été commis dans le cadre du commerce dit "tricontinental" pratiqué par des entreprises marchandes qui exportaient des colifichets vers l'Afrique en échanges de captifs noirs (fournis par des noirs) pour les exporter vers les Amérique, d'où en échange ils rapportaient vers l'Europe des produits exotiques de grande valeur. Dans le contexte culturel de l'époque, ces gens n'avaient même pas conscience de commettre un crime, ce qui n'atténue en rien l'horreur des faits.

Doit-on imputer ces crimes à la nation que constitue un peuple et du même coup à ce peuple lui-même? doit-on exiger de lui une repentance pour des faits qui à l'époque où ils étaient commis lui étaient totalement étrangers. doit-on exiger repentance des habitants actuels de Bordeaux, Nantes, ou Liverpool, principaux ports négriers? Aujourd'hui, la Vendée doit-elle exiger la repentance de la République française pour les massacres dont elle a été victime de la part des troupes de la Convention?
L'esclavage, les invasions de territoires, l'aliénation de peuples ont jalonné l'histoire de l'humanité depuis la plus lointaine antiquité et ils continuent aujourd'hui (voir le Soudan notamment). Ces faits relèvent de l'histoire et doivent être considérés à la lumière de la critique historique et non pas sous l'emprise de passions qui, comme nous l'avons vu, relèvent en grande partie des clivages sociaux et culturels souvent aggravés ou envenimés par des intérêts politiques, économiques ou religieux, générateurs d'un racisme à rebours aussi hideux que le racisme ordinaire lui-même.
Toutes ces considérations n'évacuent en rien le devoir de mémoire. La mémoire est partie constituante de l'histoire, mais comme telle, elle doit être délivrée de toute passion ou désir de revanche. C'est pourquoi j'aime le mot de négritude inventé par Aimé Césaire et Léopold Sedar Senghor. En affirmant l'humanité de l'homme noir il célèbre l'humanité tout entière dans sa dimension universelle.